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rêts du rivage en faisant éclater comme des pétards les bambous qu’ils broyaient sous leurs pieds. Le ciel, la terre et l’eau se remplirent de bruit, et la nature m’apparut plus belle dans ses brusques colères que dans sa morne tranquillité.

Nous choisîmes pour gîte ce jour-là un petit village blotti dans un pli de terrain entre deux montagnes. Une rivière à côté roule sur un lit de cailloux son eau limpide enflée par l’orage. Le village est de fondation récente; on le reconnaît à la jeunesse des arbres précieux que les Laotiens prennent toujours soin de planter avant même de bâtir leurs demeures. Les pauvres habitans ont été presque entièrement dépouillés par l’escorte du géographe hollandais que nous avons rencontré. Le mandarin siamois qui commandait cette escorte a pillé partout sur sa route, suivant l’odieux usage qui érige la spoliation en principe et transforme en brigands les fonctionnaires de la cour de Bangkok. Ceux-ci ne sont autorisés, il est vrai, à exiger gratuitement que certaines choses, certains services déterminés, et dans la mesure où ces choses et ces services sont nécessaires à leur voyage; mais ils se savent à l’abri du contrôle et protégés par une sorte d’article 75, cette précieuse disposition législative dont s’arrangerait si bien le mandarinisme oriental. Je me félicite que les termes de notre passeport, d’accord avec notre inclination personnelle, nous obligent à payer hommes, barques et provisions. Nous en serons peut-être moins considérés; mais il restera de nous un bon souvenir, et, viennent des circonstances favorables, ce souvenir pourra porter ses fruits.

Depuis quelque temps, nous rencontrions non plus de grands affluens, mais de nombreuses rivières et beaucoup de ruisseaux ou torrens qui tombaient des montagnes. Nous avions décidément quitté le pays des plaines, et nous ne voyagions plus qu’au milieu des escarpemens. Nos barques côtoyaient des rocs énormes. Des cadavres enveloppés de nattes en jonc nous apparurent un jour au détour d’un promontoire, reposant dans une anfractuosité où l’eau peut-être les avait échoués pour les reprendre, peut-être aussi déposés là par la main des vivans. Si beau que soit un pareil tombeau, il est triste, lorsqu’on se sent mourir, de ne pouvoir compter sur un peu de terre près de la case où l’on a vécu. Des trois élémens auxquels l’homme confie ses dépouilles, l’eau, toujours changeante et oublieuse par essence, paraît le moins digne de ce funèbre dépôt. La terre reverdit au-dessus d’un cadavre, le feu laisse des cendres à la vénération des familles. Bien qu’ils entourent l’agonie et les funérailles d’une foule de cérémonies bruyantes, les Laotiens ne comprennent pas la mort comme nous. Ce grand mystère les épouvante; mais ce qu’ils redoutent par-dessus tout,