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des guerres perpétuelles ont mises en contact sans les avoir absolument mélangées. Ces luttes acharnées qui sont devenues parfois en Europe de puissans agens de civilisation n’ont servi dans ces tristes pays qu’à rendre les passions plus fortes et les haines plus vivaces; aucun germe fécond n’a grandi sur cette terre arrosée de tant de sang.

Les Birmans et les Siamois étaient des voisins irréconciliables aussi bien que les Annamites et les Cambodgiens. Entre ces nations rivales juxtaposées par les hasards de l’émigration, une longue paix était impossible, et l’intervention des Européens, maudite d’abord par un instinct patriotique enraciné même au cœur des sauvages, ne peut manquer d’être un jour appréciée comme un bienfait par les populations auxquelles elle assure enfin le repos et la stabilité. Il importe de faire observer toutefois que, si certaines races ne pouvaient coexister par suite d’incompatibilités en quelque sorte organiques, d’autres au contraire, séparées seulement par l’effet d’ambitions princières, seraient probablement arrivées à se mêler et à se fondre. Entre les Annamites, avec leur langue bizarrement accentuée, les caractères idéographiques de leur écriture, leur civilisation exclusivement chinoise, et les Cambodgiens, qui n’en différaient pas moins par l’idiome que par le génie, il existait un abîme. Si ces derniers n’avaient été fort à propos placés sous le protectorat de la France, ils seraient maintenant englobés comme la plus grande partie des Laotiens dans la monarchie siamoise, vers laquelle, il faut le reconnaître, les attiraient de nombreuses affinités. Les lois, les mœurs et les croyances paraissent être les mêmes dans ces trois pays façonnés par une civilisation uniforme. D’ailleurs, avec le système de gouvernement qui prévaut généralement en Orient, on peut douter qu’il soit plus avantageux pour des sujets de former des royaumes séparés et indépendans que de relever d’un empire centralisé; peut-être même est-il plus dangereux d’avoir affaire à un roi qu’à un simple préfet. Quoi qu’il en soit, les Laotiens, à qui les ruines de leur capitale rappellent les plus sombres pages de leur histoire contemporaine, ont perdu, et probablement pour toujours, toute velléité d’insurrection. Nous savions qu’il n’en était pas ainsi dans la partie de ce vaste pays qu’il nous restait à visiter; nous espérions retrouver dans le Laos septentrional des signes d’indépendance et des traces de vitalité. Le spectacle de la déchéance irrémédiable et générale qui frappait les hommes au milieu desquels nous étions contraints de vivre commençait à nous attrister; nous avions hâte d’arriver à Luang-Praban, le premier royaume de la vallée du Mékong qui puisse être considéré comme un simple tributaire de Siam et non plus comme une province faisant partie intégrante de cette ambitieuse monarchie.