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de force pour cheminer dans des régions tour à tour inondées par des pluies torrentielles ou brûlées par les feux d’un soleil tropical, j’avais ensuite traversé des pays plus tempérés ou marché impunément dans la neige; mais quand, assis au foyer domestique, je voulus essayer de réunir mes notes et d’interroger ma mémoire, je me sentis terrassé par un mal inconnu. On eût dit que les miasmes pestilentiels qui m’avaient épargné dans les marais fangeux du Laos s’élevaient tout à coup d’un amas de souvenirs imprudemment remués, et qu’ils réclamaient leur victime. J’ai donc été contraint de suspendre mon travail. Avant de le continuer aujourd’hui, je devais aux lecteurs de la Revue l’explication de cette interruption subite. Avoir été tenu pour mort, c’est assurément là une légitime excuse.


On risquerait fort de se tromper si l’on voulait toujours mesurer le degré de civilisation d’un peuple au développement qu’a pu prendre chez lui l’art architectural. Parmi les monumens qui s’élèvent en Europe, les plus dignes d’admiration remontent à des époques que beaucoup d’écrivains appellent aujourd’hui barbares, et les générations du moyen âge, arrivées à l’enthousiasme par la foi, et par l’enthousiasme au génie, ont laissé pour témoins de leur passage en ce monde ces fières cathédrales qu’on imite toujours sans pouvoir les égaler. Il ne saurait être interdit cependant au voyageur qui cherche à reconstituer l’histoire des nations disparues d’interroger les ruines enfouies dans les sables du désert ou sous les alluvions des forêts. Ces ruines, à défaut d’annales écrites et même de traditions, deviennent souvent une source abondante de renseignemens précieux. C’est ainsi qu’en explorant les débris de Vien-Chan, l’ancienne métropole laotienne, nous avons retrouvé les traits caractéristiques du gouvernement qui avait eu son siège dans cette ville écroulée. Des temples et un palais, voilà ce qu’on pourrait appeler les colonnes symboliques de cet étrange édifice social ; j’ajoute que ces pagodes et cette demeure royale étaient sans véritable grandeur. Tandis que les vieux Cambodgiens allaient chercher à près de 10 lieues de leur capitale les blocs énormes qu’ils savaient superposer et sculpter avec un art infini, les Laotiens élevaient des murs en briques mai jointes, tapissées de chaux, recouvertes de peintures grossières, incapables d’opposer une longue résistance à l’humidité du climat. Ceux-ci semblent avoir douté de l’avenir, ceux-là paraissent au contraire avoir compté pour la puissance de leur patrie sur des siècles de durée. Le Cambodge en effet a été, selon toute apparence, la première nation solidement constituée en Indo-Chine; il y a joué longtemps un rôle prépondérant, et son nom, souvent cité dans les livres sacrés, est encore l’objet de la vénération des bouddhistes jusque dans les contrées les