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enchaînent les anciennes colonies à leur métropole, l’autonomie des possessions d’outre-mer, telle est la tendance imprimée par la transformation sociale de l’Europe. L’union de l’Angleterre avec ses colonies n’est plus que nominale. La France vient de faire un pas décisif dans cette voie. Aux termes de deux décrets impériaux de date récente, nos colonies des Antilles et du Pacifique peuvent acheter ou vendre en France et à l’étranger, recevoir ou expédier des marchandises de toute espèce et de toute origine, sans distinction aucune de pavillon. On ne manquera pas de dire : Pourquoi n’applique-t-on pas aux Antilles espagnoles un système analogue? Au lieu de réclamer pour Cuba l’indépendance complète, est-ce qu’on ne pourrait pas, en lui assurant une liberté effective, laisser à la fière Espagne l’illusion qu’elle domine encore au-delà des mers? Cela soulèverait de grandes difficultés. La vitalité commerciale de Cuba est exceptionnelle ; son marché naturel et indispensable est l’Amérique du Nord. Les États-Unis lui prennent 62 pour 100 de sa production principale, le sucre, — l’Angleterre 22 pour 100, et l’Espagne 3 pour 100 seulement ! Son existence dépend donc, non pas de sa métropole, mais des besoins et des convenances de la riche voisine qui la fait vivre. Il y a là une force d’attraction assez puissante pour briser les liens purement politiques par lesquels l’Espagne retient encore sa colonie.

Constatons en passant les dispositions de l’opinion publique aux États-Unis en ce qui concerne les affaires cubaines. Pour mesurer la portée des impulsions populaires, il faut voir si elles proviennent d’un sentiment répandu dans le public à l’état flottant ou d’un intérêt positif et personnifié. Les sentimens se modifient selon les circonstances; les intérêts seuls sont vivaces, subtils et entreprenans. Il y a dix ans, quand l’antagonisme était flagrant entre les républicains du nord et les sudistes, l’annexion de Cuba était pour ceux-ci une condition d’existence. La prépondérance des partis aux États-Unis dépendant surtout du nombre des voix qu’il possèdent au sénat et dans la cour suprême de justice[1], la politique des esclavagistes n’était qu’un effort incessant pour augmenter le nombre des états à esclaves. Les scènes qui ont ensanglanté le Kansas et le Nebraska ne sont pas oubliées. On se rappelle aussi la fameuse conférence d’Ostende, où trois diplomates du sud, dont l’un allait devenir président, déclaraient que l’acquisition de Cuba, soit par l’argent, soit par la force, était légitime et urgente. On aurait même trouvé parmi les abolitionistes du nord des théoriciens conseillant la con-

  1. Les élections pour le sénat sont faites aux États-Unis, non par voix de citoyens, mais à raison de deux membres par état, et la nomination des membres de la cour suprême de justice, qui a le dernier mot dans les grandes décisions, dépend principalement du sénat.