Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’autre la Croatie et la Slavonie civiles, provinces soumises aux mêmes lois et à la même administration. Les gênes du régime militaire retardaient également dans leur essor Zengg, qui peut devenir un port florissant sur l’Adriatique, et sur la Save Sissek, petite ville qui est dès maintenant le centre d’un vaste commerce de céréales et de bois. Sissek sert pour le moment de tête de ligne au chemin de fer qui remonte la vallée de la Save et qui va s’embrancher sur celui de Vienne à Trieste. Ces concessions ne sont peut-être, dans la pensée du cabinet autrichien, qu’une tactique au moyen de laquelle il espère obtenir quelque répit, et conserver longtemps encore l’armée des confins; mais il nous paraît certain que cette première capitulation de l’esprit militaire n’aura d’autre effet que d’encourager les assaillans. Il y a comme une sorte de muraille de Chine qui sépare les confiniaires du reste des sujets autrichiens : au pied de cette barrière vient expirer la puissance des idées et des principes qui ont déjà triomphé dans tout le reste de l’empire. En ouvrant lui-même une brèche dans ce rempart, l’empereur François-Joseph a laissé voir qu’il était ébranlé par les objections et les réclamations des journaux et des diètes ; mais il y aurait d’aussi bonnes raisons pour supprimer les autres régimens que les deux dont il est question aujourd’hui. Le pouvoir finira donc par être forcé d’aller jusqu’au bout dans la voie où il s’est volontairement engagé. Avant que disparaisse la génération qui est aux affaires, ces colonies de soldats ne seront plus qu’un souvenir historique dont la poésie populaire perpétuera longtemps la mémoire sur les bords de l’Unna, de la Save et du Danube, tandis que les érudits en étudieront avec curiosité la singulière organisation. De cette puissante armée qui a si longtemps maintenu par son énergie la cohésion tout artificielle de tant d’élémens ennemis dont se composait l’ancienne Autriche, les régimens des frontières étaient une des forces les plus redoutées. Aussi, pendant que se transforme si rapidement l’empire des Habsbourg, l’Autriche de la tradition militaire et bureaucratique, il importe que l’histoire ne laisse rien échapper de ce qui peut faire comprendre l’apparent miracle de cette longue et invraisemblable grandeur. C’est à ce titre que nous étudierons la constitution de la frontière militaire. Nous avons parcouru une partie de cette longue bande de terrain qui s’étend de l’Adriatique à la frontière moldo-valaque; nous avons complété les renseignemens que nous avions recueillis sur les lieux en nous procurant à Agram les meilleurs travaux qui eussent été publiés dans le pays sur une question qui intéresse surtout les Slaves du sud[1].

  1. Le livre qui nous a surtout servi de guide; a pour titre Die Militärgränze und die Verfassung, eine Sliidie über den Ursprung und das Wesen der Militärgränz Institution und die Stellung derselben zur Landesverfassung. Il a été publié en 1861 à Vienne par M. Utiésenovic, un Slave du sud qui avait longtemps vécu dans les confins et dans les provinces voisines et y avait été employé dans l’administration. Écrit dans un allemand prétentieux et déclamatoire qui trahit l’origine slave de l’auteur, le livre n’en est pas moins, à regarder le fond des idées, plein de modération, de bon sens et d’esprit pratique.