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lion 230,000 âmes[1]. On admet généralement que les chiffres donnés par l’administration à diverses époques ont toujours été bien au-dessous de la réalité, et parmi les hommes éclairés du pays il y en a qui n’hésitent pas à lui accorder 2 millions d’habitans.

Les créoles issus des familles établies dans l’île depuis plusieurs générations forment aujourd’hui une race distincte, d’une trempe fine et solide, qui est fière d’avoir créé la richesse de l’île et qui a l’ambition assez légitime d’en profiter exclusivement. Les Espagnols, fonctionnaires ou négocians pour la plupart, sont venus d’Europe pour brusquer la fortune en jouant leur vie contre un climat meurtrier : leur idée fixe est de repartir le plus tôt possible avec une pension ou un capital réalisé. La population blanche comprend encore, outre les étrangers de passage, les régimens envoyés de la métropole pour tenir garnison et seconder les milices indigènes.

La proportion des affranchis, mulâtres ou noirs, est particulièrement remarquable ; elle provient d’une disposition de la loi espagnole en vigueur à Cuba et à Porto-Rico : tout esclave a le droit de faire estimer sa propre valeur par des arbitres, et dès qu’il peut solder à son maître le prix auquel il a été évalué, il entre aussitôt en possession de la liberté. L’esclave peut même refuser le travail, s’il paie à son maître l’intérêt du capital qu’il représente. Grâce à cette disposition protectrice, la moyenne des affranchissemens a dépassé 2,000 par an ; ainsi s’est créée une classe intermédiaire qui a un rôle important à jouer dans l’industrie et peut-être dans la politique. Quant au chiffre de 372,000 donné pour celui des esclaves, on ne peut l’accepter comme exact : l’intérêt qu’on avait à l’amoindrir est assez évident. Depuis les premiers traités internationaux pour l’abolition de la traite en 1817, et malgré les croisières lancées à la poursuite des négriers, on évalue à plus de 600,000 le nombre des noirs arrachés à l’Afrique et introduits à Cuba sous les yeux volontairement fermés des autorités. Suivant une déclaration du consul anglais à La Havane, transmise au parlement britannique, l’importation de la seule année 1860 aurait dépassé 26,000 têtes. On ne s’expliquerait pas en effet l’énorme produc-

  1. Suivant les données administratives, cette population se décomposait ainsi :
    Race blanche Créoles nés dans l’île 550,000
    Espagnols nés en Europe, armée et flotte comprises 75,000
    Race rouge Population flottante (étrangers) 10,000
    Originaires de l’île ou immigrans asiatiques 15,000
    Race noire Mulâtres libres 120,000
    Nègres affranchis 88,000
    Mulâtres et nègres esclaves 372,000
    Total 1,230,000