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M. Frédéric Spielhagen et de M. Hermann Grimm, je ne crois pas qu’ils puissent rivaliser pour la finesse et la netteté de l’art avec les maîtres de l’école française. A la gravité de M. Auerbach, à la souplesse de M. Schücking, à la passion de M. Spielhagen, à la correction de M. Grimm, nous opposerions victorieusement l’éloquence hardie de George Sand, l’art sobre et sûr de M. Mérimée, la grâce nerveuse de M. Octave Feuillet, la poétique élégance de M. Jules Sandeau, l’esprit alerte de M. Edmond About, la vigueur brillante de M. Victor Cherbuliez. L’Allemagne n’a pourtant pas à se plaindre. Si ces romans soulèvent plus d’une critique, ils ont du moins un précieux mérite à nos yeux : ils sont toujours une étude de l’homme et une peinture de notre temps. Nous parlions en commençant du double intérêt de cette lecture, intérêt littéraire et intérêt historique; l’intérêt littéraire n’a pas manqué, mais l’intérêt historique et social est encore celui qui l’emporte. Ce sont les dernières années de la société allemande qui ont passé devant nous, représentées par les types les plus divers. Nous avons vu l’Allemagne d’avant et d’après Sadowa, l’Allemagne tour à tour paisible et révolutionnaire, attirée par le mysticisme et aspirant à l’action, découragée de la vie et reprenant possession d’elle-même; surtout nous avons vu l’Allemagne méditative, celle qui, au milieu de ses plus étranges erreurs, n’abandonne jamais le noble souci de la dignité humaine. Ce caractère de méditation mérite d’être signalé comme un symptôme original. Lorsque les romanciers allemands imitent nos écrivains, ils ne le font jamais sans une certaine gaucherie; qu’ils restent sur leur terrain, c’est le plus sûr pour eux. Je leur dirais volontiers : Ne craignez pas d’être graves, de remuer les hautes questions, de sonder les replis de la conscience, de mettre en action tel ou tel système qui a préoccupé les esprits, de montrer dans l’histoire intérieure des âmes le contre-coup des événemens publics. A chacun sa part et sa tâche. Il y a plus d’esprit, plus d’art, plus de passion chez les écrivains de la France; gardez ce qui vous est propre, l’inspiration philosophique. Le lecteur étranger, qui croira d’abord ne lire que des fictions, s’apercevra bientôt qu’il vient de faire un voyage au pays de vos sentimens et de vos idées. Ce n’est pas assez toutefois de décrire les agitations intellectuelles de la société présente; ne soyez pas seulement des témoins, soyez des conseillers. Il serait piquant de voir les romanciers, ces peintres du monde réel, rectifier ou du moins avertir les constructeurs de systèmes, presque toujours si insoucians de l’application pratique.


SAINT-RENE TAILLANDIER.