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μακρὸς κ’ ἀναρίθμητος χρόνος. Ces mots grecs dans la bouche du docteur, qui n’en citait jamais, firent sur le comte une singulière impression. Il lui sembla que le mourant se parlait à lui-même. Le docteur reprit : Où avez-vous été blessé?

« — A Sadowa! répondit Arthur.

« — Moi aussi! s’écria le docteur en élevant la voix. Où étiez-vous?

« — Au centre. J’ai reçu deux éclats de mitraille dans la grande charge de cavalerie que conduisait le roi.

« — Elle a passé devant nous, cria le docteur avec feu, et sa voix reprenait tout son éclat. N’avez-vous pas entendu quels hourras nous avons lancés, lorsque vous passiez devant nous comme la foudre? J’étais là. Comte Arthur, c’est la dernière fois que j’ai fait plein usage de ma voix, et, quand ce devrait être à jamais la dernière, je m’y résignerais sans peine. Ce fut un jour de gloire!

« — Il faut dormir, ami, lui dit le comte, essayant de le calmer.

« — Non! je ne dormirai pas, j’ai bien le temps. Savez-vous? continua-t-il avec véhémence, c’était le moment où la bataille s’arrêtait indécise; nous sentions tous qu’il fallait un dernier coup, et quand la cavalerie se précipita au galop, le roi en tête, quand tous les régimens crièrent : hourra! il me sembla que tous les siècles durant lesquels l’Autriche avait imposé sa honte à l’Allemagne, oui, tous, tous ensemble prenaient une voix et jetaient ce cri formidable : ferme! tenez ferme! renversez à jamais cette domination maudite !

« — Qui, c’était ce moment-là, dit Arthur, s’oubliant à ce souvenir et prenant feu lui-même.

« — Une heure prodigieuse! reprit le docteur. Vous me connaissez. Je suis né dans un des petits états de l’Allemagne. Que m’importaient la Prusse et son royaume? Quand je m’y serais établi bien plus tard encore, je n’en eusse pas moins fait mon devoir. Je n’avais que l’Allemagne dans le cœur. Pour tout dire, je haïssais la Prusse; mais figurez-vous une jeune fille mariée contre son gré à un homme qui est son époux en définitive, qui l’a pressée dans ses bras, qui est le père de ses enfans : c’en est fait, les voilà unis pour l’éternité. Eh bien ! lorsque le roi passa près de nous à la tête des escadrons, lorsque nous comprîmes tous que le moment décisif était venu, que, si nous étions vaincus ce jour-là, nous tomberions tous écrasés du même coup, je subis un ascendant irrésistible, je me sentis désormais lié à la Prusse, je sentis que jamais rien ne me séparerait de la Prusse, quoi qu’il pût arriver, et je criai : hourra! comme l’armée tout entière, car il n’y avait plus que cette alternative : ou la Prusse victorieuse aujourd’hui, ou l’Allemagne anéantie à jamais! »

« Un murmure qui remplit l’église interrompit le docteur. Ils se retournèrent tous deux. Les malades s’étaient soulevés dans leurs lits, re-