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plutôt fait pour le guérir à jamais de l’énervante folie du mysticisme[1]. » On voit déjà même dans les romans de M. Spielhagen le désir de secouer ces mauvais rêves ; l’effet est bien plus marqué dans un récit de M. Hermann Grimm intitulé Puissances invincibles.

L’invention de M. Grimm n’est pas toujours très habile, il y a de la subtilité dans l’agencement du drame; ce qui rachète tout, c’est la pensée morale. Y a-t-il des puissances occultes dont l’homme ne puisse secouer le joug? Y a-t-il des traditions, des préjugés qui pèsent bon gré mal gré sur la volonté humaine, et la condamnent à l’inertie? Le héros de M. Grimm est un jeune gentilhomme prussien, le comte Arthur, qui se débat longtemps sous ces entraves et qui finit par les rompre. Sa fierté aristocratique lui faisait dédaigner les conditions régulières de la vie; plutôt que de déchoir, car c’est pour lui une déchéance que de ne pas vivre en tout comme ses ancêtres, il fait violence aux plus doux sentimens de son cœur, aux meilleures inspirations de son esprit. Réduit à l’inaction par ce conflit intérieur, on le prendrait souvent pour un idiot ou un lâche. Il aime pourtant, il aime une jeune fille aussi fière que belle, une jeune Américaine d’origine allemande, et cet amour le sauvera. Méprisé par Emmy Forster, il s’attache à ses pas, il la suit en Amérique, il fait son éducation d’homme, il apprend à penser, à agir, il brise les puissances invincibles. La volonté de vivre est la source de tout mal, disait Schopenhauer; c’est précisément la volonté de vivre qui était paralysée chez le jeune comte, et M. Grimm la réveille pour guérir son malade. Le romancier donne un démenti au philosophe.

Parmi les scènes plus ou moins heureuses où se développe la pensée du livre, j’en citerai une qui, sans se rattacher directement au sujet, peut offrir un intérêt historique. Le jeune comte, transformé par son éducation américaine, est revenu en Prusse à la veille de la guerre allemande, comme disent les historiens de l’année 1866. Officier de cavalerie dans la landwehr, il a été gravement blessé à Sadowa, et on l’a transporté dans une ambulance. C’est une église de campagne où sont déjà rassemblés des blessés des deux camps. Le comte Arthur a pour voisin de lit un jeune philologue que la guerre a enlevé à ses études sur Sophocle, et qu’il avait connu à Berlin. La blessure du docteur était horrible. Une nuit, agité par la fièvre, il appelle le comte à voix basse :


« C’est l’heure de dormir, lui dit doucement Arthur. — Oh! j’ai bien le temps, répondit le malade, et il ajouta, citant l’Ajax de Sophocle :

  1. Voyez, dans la Revue du 1er août 1856, l’Allemagne vendant le congrès de Paris. — Deuxième partie : l’Allemagne littéraire.