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son fardeau et passe, laissant la place à ceux qui suivent. Des milliers d’hommes silencieux et recueillis se rangent à l’entour, les salves des fusils retentissent; sur les tombes de ces martyrs, tout un peuple est en prières.

« Pour qui ces prières? Pour les morts? Ils n’en ont pas besoin dans leur froide couche, au sein du sommeil éternel; mais les vivans, c’est sur eux que pèse la tâche la plus lourde. Il faut qu’ils agissent, toujours debout, toujours sur la brèche, au milieu des vulgaires soucis de l’existence, car la tyrannie ne dort jamais; il faut qu’ils veillent pour empêcher la nuit de revenir, la nuit funeste aux bons et propice aux méchans, la nuit qui donne asile dans ses voiles sombres à tant de larves romantiques, à tant de spectres et de fantômes, la nuit si pauvre en âmes saines, si féconde en natures problématiques, la longue nuit d’ignominie à laquelle peut seul nous arracher l’ouragan de la révolution, car c’est la révolution qui nous conduit par une aurore sanglante vers la liberté et la lumière! »


Voilà la moralité de cette histoire, et en même temps voilà le service rendu par les révolutions de 1848. Quelle persistance des prétentions aristocratiques chez ce démocrate de fantaisie ! Quoi ! il a fallu une révolution pour rendre quelque dignité à ses héros ! il a fallu ébranler l’état, bouleverser des milliers d’existences, compromettre la liberté régulière, pour rendre le sentiment du devoir à un don Juan, à un pauvre fou, à un grossier saltimbanque ! N’est-ce pas le cas de répéter le mot irritant du poète latin : humanum paucis vivit genus?

Un autre roman démocratique de M. Spielhagen, les d’Hohenstein, donnerait lieu à des remarques analogues. C’est une œuvre pleine de talent, de feu, de verve satirique; mais quel désordre de sentimens et de pensées ! J’y trouve pourtant, à la faveur même de ce désordre, une impartialité dont il faut tenir compte. Si l’auteur est impitoyable pour l’aristocratie, il ne ménage pas davantage certains représentans du parti révolutionnaire. Il y a parfois une crudité cynique dans ses peintures. Je signale entre autres le démagogue Caius, un misérable forcé de cacher son nom, qui est allé faire peau neuve aux États-Unis, et qui revient dans son pays pour y accomplir ses vengeances. Racontant à un ami son horrible histoire, Caius commence effrontément par ces mots : « mon père était un ivrogne, ma mère était une fille publique. » Ce malheureux, devenu une sorte de stoïcien, mais un stoïcien fanatique et féroce, est aujourd’hui rédacteur d’une feuille démocratique sur les bords du Rhin. Le rédacteur en chef, Thomas Münzer, une des principales figures du roman, n’est pas un stoïcien; ardent, éloquent, intrépide en face du danger,