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M. Frédéric Spielhagen appartient à l’Allemagne du nord. Il est né à Magdebourg le 24 février 1829, il a été élevé au gymnase de Stralsund, puis il a fait à Berlin, à Bonn, à Greifswald, de fortes études de linguistique et de philosophie. Je suppose qu’il visait d’abord à une carrière d’université, qu’il s’y préparait même en conscience, lorsque la verve poétique, longtemps comprimée, éclata un beau jour au milieu de ses plans, brouillant les cahiers et bouleversant les notes. Voilà sans doute comment cette imagination si prompte ne débuta qu’un peu tard. M. Spielhagen avait déjà vingt-huit ans lorsqu’il donna sa première œuvre intitulée Clara Vere. N’y cherchez pas une image de la réalité; l’auteur a placé la scène en Angleterre, indiquant par là qu’il ne cherchait pas à peindre la société de son temps. C’est une œuvre toute personnelle. Voyez dans la forêt ce jeune homme au front pur, au regard limpide et fier, avec ses cheveux blonds qui flottent au vent : assis au bord de la route, il tient en main son fusil, et son chien est couché à ses pieds. Est-ce un paysan ou un gentilhomme? est-ce un garde-forestier ou le fils d’un lord? Une noble jeune fille, Clara Vere, qui vient de s’égarer à cheval dans les grands bois, semble éprouver ce doute en lui demandant le chemin du château. Elle apprend bientôt que c’est un paysan ou à peu près, George Allen, le forestier, secrétaire de l’ancien seigneur, lord Vere de Vere, lequel est mort sans héritier direct, laissant ses riches domaines à des collatéraux, Quelle noblesse pourtant sur ce visage si mâle et si doux! L’orgueilleuse lady en garde une sorte d’éblouissement. Est-il besoin de dire que George Allen a salué aussi dans Clara Vere une figure idéale? Offensée tour à tour et charmée de ce culte aussi respectueux que hardi, étonnée elle-même de la fascination qu’elle éprouve, elle s’y abandonne pourtant, elle aime George Allen, elle lui en fait l’aveu le jour même où George est mis en possession de certains papiers qui lui révèlent sa véritable origine. George Allen est le fils légitime du noble lord de Vere, l’ancien seigneur du domaine. Pourquoi il a été élevé dans les bois, au foyer du garde, sous l’œil de son père et cependant séparé de lui, pourquoi on lui a donné un autre nom que le sien, pourquoi il est traité comme un orphelin par les pauvres gens qui ont veillé sur son enfance, c’est ce que va lui expliquer le testament du vieux lord. Vous vous rappelez, à la première page de M. de Camors, ce testament infernal où un gentilhomme matérialiste et athée lègue à son fils son expérience et son art de vivre; M. Spielhagen, qui ne saurait lutter avec M. Octave Feuillet, a donné dans le testament de lord Vere la contre-partie de ce drame. Le père de George Allen est athée comme le père de Louis de Camors; quelle différence pourtant!