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traire, tous ceux qui viennent d’Adam, Seth, Enoch, Mathusalem, Noé, ce sont les patriarches, les chefs, les nobles! »

Un type tout différent, c’est le publiciste irrité qui défend le vieux monde avec toutes les armes de la science, parfois même avec des accens de génie, et qui un beau jour, subjugué par la grandeur des principes modernes, étourdi, éperdu, se jette dans l’extrême opposé, brûle ce qu’il adorait la veille, confond tout dans cet incendie, les choses mortes et ce qui ne saurait périr, les privilèges et les droits, la superstition et les croyances, l’impiété pharisaïque et le christianisme éternel. Tel est le baron de Nesselbrook, l’honneur de l’école féodale. Il y a en lui du Joseph de Maistre, du Bonald, du premier Lamennais, surtout du Goerres et du Haller, car c’est une figure bien allemande; il a été ardemment romantique, comme disent nos voisins ; l’enthousiasme du moyen âge s’alliait dans son esprit aux passions ultramontaines. Que devient-il quand il a reconnu le vide de ses théories? Un matérialiste et un misanthrope. Il va s’enfermer dans un couvent du mont Athos, comme ces lutteurs fatigués de la vie dont Fallmerayer a si poétiquement parlé, et du fond de sa cellule il écrit un testament qui désespérera ses amis d’autrefois. Ce n’est là du moins que l’athée spéculatif, l’homme que la désillusion a jeté dans le nihilisme ; l’athée pratique, plus commun qu’on ne pense dans cette aristocratie en désarroi qui veut que tout s’écroule avec elle, c’est le comte de Montenglaut, mêlé aussi, comme le baron de Nesselbrook, à l’histoire d’Eugénie de Chevaudun. Ce déclassé prend pour guide la philosophie des Feuerbach et des Stirner, des Buchner et des Vogt, celle que de brillans esprits nous ont traduite, hélas ! en trop bon français : « il n’y a ni bien ni mal, ni vices ni vertus; il n’y a que des forces. » L’écrivain qui a dessiné ces figures aurait pu y mettre plus de finesse et de vigueur; on ne lui contestera pas le mérite d’avoir été un des témoins de son temps.


II.

Si nous prétendions tracer le tableau complet de la littérature romanesque en Allemagne pendant ces dernières années, nous aurions d’autres noms à citer auprès des noms de MM. Levin Schücking et Berthold Auerbach. Il ne faudrait pas oublier M. Gustave Freytag ; à son œuvre principale, Doit et Avoir, appréciée par nous ici même[1], M. Freytag ajoutait récemment un récit nouveau, le Manuscrit perdu, qui offre certaines analogies avec le roman de M. Auerbach intitulé

  1. Voyez dans la Revue du 1er mars 1867 une étude sur M. Gustave Freytag, intitulée le Roman de la vie domestique en Allemagne.