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surprise; l’auteur y a mis une franchise d’ironie et une légèreté de touche assez rares dans les lettres allemandes. Enfin, histoires comiques, histoires touchantes, tout cela se mêle à la destinée des deux comtes et forme un enchevêtrement des plus bizarres. On dirait que M. Schücking a voulu faire la critique de son œuvre en lui donnant ce titre sans façon : les Chemins qui se croisent. Ils se croisent si bien qu’on s’y perd.

Où est pourtant la pensée? Il faut un but, une lumière, il faut que l’idée se dégage. L’idée, c’est l’éducation du jeune Hugo, — non pas son éducation chez les trappeurs du Nouveau-Monde, au milieu des forêts, sur les bords des grands lacs, mais son éducation en Europe, quand le petit sauvage, comme l’Ingénu de Voltaire, se trouve jeté subitement parmi les civilisés. Voltaire, en faisant arriver son Huron à Versailles, cherchait des occasions.de satire dans le contraste de la libre nature et des raffinemens de la société; ce n’est pas une satire sociale, c’est une étude de psychologie qui inspire M. Levin Schücking. Il y a, selon lui, des caractères francs, tout d’une pièce, sur lesquels l’éducation ne peut rien et qui ont absolument besoin des leçons de la vie. « Je les appelle des natures, dit le précepteur de Hugo, M. Emile de Hattstein, qui est lui-même une de ces âmes; les hommes à la douzaine, ajoute-t-il dédaigneusement, peuvent être façonnés par des maîtres, ceux que j’appelle des natures ne seront jamais formés que par eux-mêmes, à l’école de l’expérience et sous les coups du destin. » Est-il démontré pourtant que la vie soit toujours une maîtresse de perfection et de haute virilité? N’arrive-t-il pas souvent qu’elle dérobe à ces natures précisément leurs meilleurs instincts pour décupler les instincts mauvais? À cette objection, M. de Hattstein répond par une définition plus précise du terme qu’il a employé; une âme où les instincts mauvais domineraient les bons, une âme qui se laisserait dépouiller de ce qui fait sa force ne serait pas une nature. Et si l’on insiste encore, si on lui fait observer que l’expression est bizarre, qu’il y a des natures de toute sorte, des natures compliquées, des natures problématiques, des demi-natures, il réplique avec feu :


« Je n’appelle natures que les grandes natures. Le signe qui les distingue, c’est que la vie les rend toujours plus grandes, qu’elles triomphent toujours par leur force intérieure dans les conflits où elles sont engagées, qu’elles se sauvent de tous les naufrages par l’énergie de leur volonté et la netteté de leur jugement.

« — Toujours? dit Ottilie Ramberg avec un douloureux sourire.

« — Oui, je le crois, toujours.

« — En ce cas, vos grandes natures sont bien rares!