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l’oubli de son être en même temps que l’oubli de sa faute, l’abandon de sa volonté en même temps que la punition de sa faiblesse. Un des grands argumens, un des principaux textes à déclamation chez ceux qui attaquent la morale chrétienne ou même la morale spiritualiste, c’est le mystique détachement qu’elle peut inspirer à des âmes effrayées de la lutte, une mort anticipée, disent-ils, un véritable suicide. Comment M. Berthold Auerbach, censeur parfois très rigoureux du mysticisme chrétien, ne s’est-il pas aperçu ici qu’il tombait dans les erreurs bien autrement graves du mysticisme panthéiste? C’est là précisément pour lui l’écueil inévitable. Un disciple de Spinoza ne peut s’élever au-dessus de la morale naturelle du panthéisme sans se perdre dans l’adoration du grand tout, sans se confondre avec la force universelle. Le christianisme vrai n’énerve point les âmes viriles, il soutient leur énergie. Au contraire plus le panthéiste est élevé, soucieux de la vérité divine, et plus il est exposé à prendre la vie individuelle en dégoût. Le dieu auquel il aspire étant un dieu sans conscience et sans âme, le devoir le plus haut est de lui sacrifier son âme et sa conscience. Voilà ce qui nous est montré, à mon avis, sur la montagne où la comtesse Irma écrit ses méditations spinozistes avant d’exhaler son dernier soupir; in monte monstratum est. Considérez que tout ce qui est touchant dans les effusions de la pénitente, je veux dire le remords de la faute, l’horreur de la souillure, le besoin de purification, l’aspiration à une vie nouvelle, tout cela est chrétien au fond, en dépit des formules panthéistiques de l’auteur; ce qui appartient en propre à la doctrine dont M. Berthold Auerbach est un champion aussi noble qu’ingénieux, c’est l’absorption de la conscience individuelle dans la vie effroyablement inconsciente du cosmos.

Ces objections, si graves qu’elles soient, n’enlèvent rien à la valeur littéraire de l’œuvre. L’intérêt est beaucoup plus vif qu’on ne pourrait le croire d’après une donnée aussi sérieuse. C’est un trait caractéristique de M. Berthold Auerbach que cet art de mêler le drame à la psychologie. Irma et Walpurga ne sont pas les seules figures qui fassent honneur à son pinceau; le vieux comte Eberhard, le grave médecin Gunther, le roi lui-même, ont été pour l’auteur une occasion d’exprimer ses idées démocratiques sous leurs aspects divers. Le roi est une riche nature, esprit généreux, âme saine, capable de se dominer lui-même pour accomplir son devoir de chef. Je ne pense pas que M. Berthold Auerbach eût dessiné une telle physionomie vers 1848, au moment où le savant rêveur appelé Frédéric-Guillaume IV impatientait l’Allemagne par ses imitations du moyen âgé. Que le portrait d’un roi allemand ait pu être tracé avec tant de sympathie et de respect par une main aussi libre, c’est un sym-