Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/396

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pect de son règne que l’histoire a jusqu’à présent trop laissés dans l’ombre; des notions plus complètes, disons même plus justes sur les souffrances de la Suède pendant les dernières années eussent répondu avec une logique parfaite à ces tristes préludes. Pour ce qui est des projets de Görtz et de ses vastes entreprises, que celui-là reproche à Voltaire les incertitudes de son dernier chapitre qui se croira lui-même en état de voir très clair dans ces intrigues où s’engagent obscurément presque toutes les cours de l’Europe.

Quoi que nous ayons pu dire et quelques remarques de détail qu’on puisse ajouter, Voltaire n’a-t-il pas tracé un vivant portrait? Charles XII ne revit, à vrai dire, que dans son livre ; nul autre récit ne rend à la postérité cette physionomie que la gloire militaire et quelques remarquables vertus ont rendue héroïque. La gloire militaire, voilà le rayon qui fait trop oublier les fautes de Charles XII. C’est à cause d’elle que son historien et son peuple lui ont beaucoup pardonné. Cet étrange roi, pendant dix-huit années, a fait profondément souffrir ses sujets; il a précipité son pays dans la ruine, il a déchaîné sur l’Europe l’ambition de la Russie; il a été imprudent, impolitique, despote...; mais c’est de bravoure surtout qu’il était fou, et c’est la Russie qu’il a détestée, combattue, poursuivie sans relâche. Il a flatté ainsi deux passions du peuple suédois, peuple très militaire et très ennemi des Russes. Toutes les fois que le voisinage moscovite redevient menaçant dans le Nord, c’est le souvenir de Charles XII que le sentiment national évoque. Récemment encore, à propos de son cent cinquantième anniversaire, une statue lui a été élevée sur une place publique de Stockholm, en avant de l’archipel qui sert de défense du côté de la Baltique. L’une des deux mains tient l’épée nue, l’autre s’étend et montre la Russie. Les peuples sont très confians et très indulgens pour les souverains qui partagent les passions nationales, et longtemps encore ils se laisseront duper par l’abus de la gloire militaire jusqu’à y sacrifier leurs intérêts politiques et la sûreté de leur avenir, jusqu’à préférer cet éclat extérieur, bien souvent funeste, à la gloire plus solide des réformes et des institutions fécondes.


A. GEFFROY.