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tsar. La journée de Pultava fut une terrible déroute. Des milliers de Suédois, faits prisonniers, « défilèrent tous en présence du prince Menzikof, raconte Voltaire, mettant les armes à ses pieds, comme 30,000 Moscovites avaient fait neuf ans auparavant devant le roi de Suède à Narva. »

Un examen des divers récits sur l’expédition de Charles XII dans les provinces russes ne découvrirait rien d’important, sinon la nouvelle preuve du talent de Voltaire et de sa supériorité d’écrivain sur ses prédécesseurs et ses rivaux. Il semble en revanche que, dans la série des bizarres circonstances qui suivent, il se soit laissé aller au plaisir de raconter sans donner des explications suffisantes. Avait-il absolument perdu le sens, comme on l’en soupçonna, cet étrange roi de Suède, ou bien avait-il quelques motifs de sérieuse politique, lorsque, après la fatale journée de Pultava, au lieu de retourner dans son royaume menacé de toutes parts, il séjournait en Turquie cinq longues années? Qu’il y restât d’abord pour exciter de là entre les Turcs et les Russes une guerre de nature à lui rendre à l’égard de ces derniers une situation favorable, cela se comprenait, et l’affaire du Pruth, en 1711, où Pierre le Grand courut grand risque, se chargea de le justifier; mais que pouvait-il espérer ensuite? Voici les raisons qu’on croit démêler, et dont il faut tenir compte pour juger entièrement sa conduite. Il croyait pouvoir, avec une armée d’Ottomans et de Polonais, se rendre en Pologne, y rejoindre une armée partie de Suède, puis, avec ce secours, satisfaire son idée fixe, détrôner Auguste, qui avait recouvré sa couronne, et rétablir Stanislas Leczinski sur le trône. De plus, il paraissait enfin avoir préparé la formation d’une ligue entre plusieurs princes protestans d’Allemagne dont il se serait servi contre le catholique Auguste II. Peut-être aussi revenait-il au projet de créer une opposition protestante en vue des élections pour l’empire, et d’obtenir que la couronne d’Allemagne fût réservée alternativement à des candidats de l’une et l’autre religion. S’il eût été lui-même élevé à cette suprême dignité par le corps germanique, c’eût été sans doute de quoi contre-balancer les nouveaux succès de la Russie. Toutefois le moment n’était-il pas bien mal choisi, au lendemain de Pultava, pour accueillir de tels rêves d’ambition?

En réalité, ce n’est plus à un politique ni à un chef d’état, c’est à un vrai héros de roman que nous avons désormais affaire. On désigne dans tout le Nord et en Orient par le mot kalabalik, qui signifie en turc le combat du lion, la singulière journée du 12 février 1713, alors que Charles XII, s’obstinant à rester depuis près de quatre années en Turquie malgré les efforts du sultan pour le faire sortir sans violence de son empire, soutint, dans la demeure qu’il