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alimentent déjà pour les trois quarts la consommation locale; un quart seulement revient à la fabrique étrangère. » Il adjure en conséquence fabricans et commerçans de revenir « à ces principes stricts d’honnêteté qui plaçaient jadis les opérations anglaises au-dessus du soupçon. S’ils ne rompent point avec le système qu’ils suivent, le monde entier saura bientôt à quoi s’en tenir sur leur compte, et il est certain que les manufacturiers de l’Amérique et de l’Indo-Chine s’arrangeront de manière à procurer des loisirs à leurs confrères du Lancashire, » Cette juste et sévère admonestation, adressée par le journal de la Cité à une classe de citoyens qui n’a guère l’habitude d’en recevoir, portera-t-elle ses fruits? Ce qui est certain, c’est que les effets de la libre concurrence entendue de cette façon, — et il ne se trouva que trop de gens en Angleterre et ailleurs pour l’entendre de la sorte, — feraient rapidement déchoir la Grande-Bretagne du rang auquel elle s’est élevée parmi les nations industrielles.

Quelle leçon pour la métropole que de voir ses possessions indiennes refuser ses onéreux services! La concurrence lui vient de ces pays même qu’hier encore elle regardait comme si inférieurs sous tous les rapports au glorieux royaume-uni. Que parle-t-on encore de faire de l’Inde le grenier à coton du Lancashire? L’Inde devient manufacturière elle-même; cette transformation, dont il faut s’applaudir au point de vue des intérêts supérieurs et de la marche générale de la civilisation, va se retourner contre les maîtres qui exploitaient en toute sécurité ces terres conquises. On n’est plus au temps où la politique égoïste d’une compagnie de marchands disposait seule des ressources d’un vaste territoire, et pouvait en paralyser la vie pour servir les intérêts d’un patriotisme étroit. Aujourd’hui les nations s’efforcent d’arriver par elles-mêmes, de mettre leurs richesses en exploitation; le mouvement s’étend jusqu’en Asie, ces aspirations relèvent les races qu’avait courbées une oppression séculaire. Voilà les difficultés d’un ordre nouveau avec lesquelles la triomphante industrie anglaise doit compter.

On raconte en Angleterre qu’au moment de la campagne de Crimée l’administration de la guerre avait pourvu le corps de débarquement d’un matériel considérable, en prévision d’un siège auquel personne ne croyait beaucoup. Le siège eut lieu, il a marqué d’une manière mémorable dans les fastes militaires de l’Europe. Seulement, lorsque les soldats anglais voulurent ouvrir la tranchée, les pelles et les pioches dont on les avait munis se brisèrent entre leurs mains aux premiers coups. Il fallut renvoyer tous ces outils, en attendre d’autres. La vie des soldats, les opérations militaires, tout se trouva gravement compromis par la déloyauté de quelques fournisseurs.