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que cruellement ressentie. Combien la situation sous ce rapport apparaît plus avantageuse en 1869 ! L’univers entier concourt à l’approvisionnement des filatures européennes; les États-Unis, en paix depuis cinq ans, ont donné dans cet intervalle à la production cotonnière un essor inespéré. Sans être abondans, les stocks de matière première qui se trouvent dans les entrepôts suffiraient à entretenir une fabrication assez active. Or les mêmes gens qui se plaignent aujourd’hui que le coton manque ne témoignaient à cet égard aucune inquiétude en 1860. Le Times et l’Economist déclarèrent que la gêne devait être tout à fait momentanée. S’appuyant sur des considérations géographiques et agricoles plus ou moins fondées, ils lui assignaient une durée de deux ans au plus. La presse, on le sait, est en Angleterre, plus encore qu’aux États-Unis, le régulateur de l’opinion générale. Les intéressés ne tardèrent donc point à se rassurer sur la foi de ces deux oracles. Il n’y a ni hommes ni lieux de production indispensables. Le Lancashire pouvait dormir tranquille. De l’or, du terrain, il ne fallait rien de plus pour combler en deux ans le vide creusé par la guerre dans le supply of cotton. De l’or, personne n’ignore qu’il n’est pas difficile d’en trouver au-delà de la Manche; la spéculation anglaise en a prodigué dans des entreprises moins dignes de succès que celle qu’on désignait à ses efforts. Du terrain, ce n’était pas là non plus ce qui manquait; des continens entiers s’offraient aux expériences. Il y avait une chose dont le Times et l’Economist négligeaient de parler, qui seule féconde la terre et que l’or ne remplace pas : c’étaient les capacités techniques. Les hommes pourvus d’une solide science pratique sur les questions de culture firent absolument défaut dans les nombreuses compagnies qui se proposèrent pour but de couvrir de plantations cotonnières les diverses parties du monde. On ne recruta que des spéculateurs et des coureurs d’affaires. Comment en aurait-il été autrement? Exploitant depuis de longues années une sorte de monopole, endormis dans leur opulence et leur prospérité, les grands industriels britanniques, les « lords du coton, » avaient dédaigné de s’enquérir des conditions que réclamait, pour pousser et mûrir, la précieuse plante à laquelle ils devaient leur fortune. Les États-Unis ne la leur fournissaient-ils pas, n’avaient-ils pas pour devoir de la leur fournir toujours? On aurait fort étonné ces paisibles millionnaires en leur disant que les États-Unis pourraient bien manquer à ce rôle; on les eût véritablement scandalisés en osant prévoir que l’Amérique filerait et tisserait un jour surplace une partie du coton qu’elle récoltait. Comme la nation entière avait partagé cette sécurité, elle n’était pas moins profondément ignorante sur les premières données du problème posé par les événemens.