Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/301

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
295
LA PRUSSE ET L’ALLEMAGNE.

constances, constances, qui a réussi et qui jouit de son succès. Il en faut plus, il en faut moins, ajoutait-il, pour faire un ministre. Le premier point est de n’être pas un sot, le second de ne pas craindre les détails. » C’est peu de chose qu’un détail, et quelquefois c’est tout ; la politique, comme la vie, en est faite. M. de Bismarck est un esprit jaillissant et bondissant, primesautier, riche en idées et en saillies ; mais sa carrière fut un peu décousue : il n’a point passé par les filières accoutumées, il n’a pas eu le temps ni les occasions d’acquérir la science, qu’il dédaigne un peu et à laquelle l’instinct ne supplée pas toujours. Il méprise les pédans, les doctrinaires et les petits hommes ; il méprise aussi les petites choses, et les petites choses se vengent.

Lorsque, alléguant des raisons de santé, il se fit relever provisoirement de la présidence du ministère prussien pour ne conserver que ses fonctions de chancelier de la confédération, ce grave événement fit beaucoup jaser Berlin. Les uns disaient tout simplement que M. de Bismarck était malade, et qu’il avait besoin de repos. D’autres prétendaient avec le Kladderadatsch que, lassé de sa malencontreuse campagne parlementaire de cette année, cet olympien jugeait à propos de quitter pour un temps l’arène poudreuse des pugilats oratoires et de rentrer dans son nuage, « où les flèches de Lasker et la lance de Twesten ne pouvaient l’atteindre. » Il voulait mettre sa gloire en sûreté, laissant à d’autres le détail épineux, et sachant bien, comme dit Voltaire, qu’en tout genre il n’y a que les choses principales qui restent dans la mémoire des hommes. D’autres enfin assuraient qu’il y avait des questions de personnes pendantes entre le roi Guillaume et son ministre, et que ce ne sont pas seulement les résistances et les refus de ses parlemens qui exercent une fâcheuse influence sur le système nerveux très irritable du chancelier de la confédération du nord. On affirmait que certaines destitutions désirées et demandées n’avaient pu être obtenues, et que M. de Bismarck était bien aise de laisser à quelques-uns de ses collègues la tâche ingrate de solliciter auprès du parlement prussien les accroissemens d’impôts qu’a refusés le parlement fédéral. Bien que le roi Guillaume se fasse un scrupule constitutionnel de renvoyer des ministres désagréables à la chambre et qu’il ait un attachement presque superstitieux pour tous les hommes qu’il a vus à ses côtés en 1866, il faut bien faire quelquefois de nécessité vertu, et ce qui se passe semblerait prouver que M. de Bismarck ne s’est point trompé dans ses calculs. Quoi qu’il en soit, si sa retraite se prolongeait longtemps encore, l’opinion publique s’inquiéterait, non qu’on puisse craindre qu’il s’ennuie dans ses grands bois de Varzin : il a tant de ressources dans l’esprit, qu’il s’accommode