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est à peine imputable ; c’est aux circonstances qu’il faut s’en prendre de leurs fautes. Il est fâcheux pour un parti qui soutenait une cause juste d’être battu par les événemens ; le malheur est plus grand encore quand il se prend à se repentir d’avoir eu raison et à se féliciter d’avoir été battu. Les Allemands sont en général plus incorruptibles à l’adversité qu’au bonheur. Ils ont prouvé dans les grandes crises de leur histoire qu’ils possèdent cette espérance infatigable dont les ailes, selon le mot du poète, croissent et grandissent à mesure que tout la trompe ; mais le succès les grise, et les dispose à absoudre toutes les habiletés. Comme le dormeur éveillé du conte arabe, qui, dans son ivresse d’avoir été calife une nuit durant, prenait en mépris sa cabane nue, sa pauvreté, son honnêteté, et, méconnaissant sa vieille mère, se mit à la rouer de coups, les Allemands, dans l’exaltation du succès, se mettent en colère contre leur vieille conscience, la traitent de haut en bas, la renvoient bien loin, lui reprochant de ne rien entendre aux affaires, et que, s’il ne tenait qu’à elle, on ne serait jamais calife. Elle saura bien les retrouver, on ne se débarrasse pas ainsi d’une conscience allemande ; mais, pendant qu’ils sont brouillés avec elle, ils ont le temps de commettre quelques légèretés, qu’ils racontent à l’univers d’un air cavalier et vainqueur. Les libéraux prussiens ont fait tout ce qui était en eux pour prévenir la guerre de 1866 ; ils ont rejeté coup sur coup, pendant plusieurs années, la nouvelle loi militaire, ils ont défendu avec autant d’éloquence que d’énergie les droits de la chambre contre la couronne et stigmatisé la politique illégale et criminelle qui conduisait leur pays à une guerre fratricide et l’entraînait à sa perte. Après Sadowa, il s’est trouvé que cette coupe amère qu’ils avaient voulu éloigner des lèvres de la Prusse était pleine d’un nectar délicieux, dont ils ont bu eux-mêmes à longs traits. Il n’est pas rare d’entendre un libéral berlinois dire avec complaisance, presque avec attendrissement : Notre Bismarck. L’homme qu’on voulait jadis traîner aux gémonies a su donner des ombrages à la France. Que ses péchés lui soient pardonnes !

Toutefois l’honneur du parti ne permettait pas aux nationaux-libéraux d’accorder à M. de Bismarck un témoignage d’absolue satisfaction. Ils se sont décidés à le blâmer, non de ce qu’il avait fait, mais de ce qu’il n’avait pas fait assez. Eux qui ne voulaient rien, ce qu’on leur donnait ne leur suffisait plus ; désormais ils demandaient tout. On a entendu dans la seconde chambre un député libéral tancer le ministère pour s’être trop hâté d’assurer aux petits états qui s’étaient rangés du côté de la Prusse la conservation de leur territoire et déclarer qu’il était vraiment déplorable qu’on n’eût pas incorporé dans la Prusse toute l’Allemagne du nord, y compris la