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accorder leur concours sans marchander, sans lui faire leurs conditions. Dans cet embarras, on pousserait le temps avec l’épaule, on étudierait, on éplucherait la question, et de protocole en protocole on attendrait peut-être tout doucement que la fortune eût prononcé. Que si on se décidait sur un signe de cette capricieuse déesse à seconder la Prusse et qu’on l’aidât à vaincre, pourrait-elle prendre ce moment pour dépouiller ses alliés ? Guerre bien hasardeuse en vérité que celle où un échec remettrait tout en question, Sadowa, les annexions, la grandeur de la Prusse, et où d’autre part la victoire ne conduirait pas sûrement au but et condamnerait le vainqueur à des concessions qui corrompraient la douceur de son triomphe !

Somme toute, il est probable que le roi Guillaume et son ministre ne sont pas pressés de commettre les résultats acquis aux hasards d’une aventure. Le roi est dans un âge où le désir de conserver l’emporte d’ordinaire sur le désir d’acquérir, et il peut se flatter d’avoir fait assez pour sa grandeur et pour celle de son pays. M. de Bismarck de son côté est homme à jouir de sa gloire ; il ne recommencera une partie que si certains événemens liaient les bras à la France. Le grand tour d’escamotage s’est trouvé plus difficile qu’il ne l’avait d’abord pensé ; il est à croire qu’il en a pris son parti, et se soucie médiocrement de l’accession du midi, qui ajouterait aux embarras de son gouvernement. Les conservateurs prussiens ne s’en soucient pas plus que lui ; ils ont peur de la démocratie et des cerveaux brûlés du midi ; ils parlent avec une arrogance amère de cette lourde et épaisse Bavière ultramontaine, de ce Wurtemberg idéologue et démagogue, de la phrase et de l’incorrigible indiscipline du midi, die süddeutsche Zuchtlosigkeit. Il vaut mieux, suivant eux, laisser ces Souabes et ces Franconiens, qui demandent des garanties quand on aurait besoin de leur en demander, bouder chez eux jusqu’au moment où on pourra les tenir pieds et poings liés, les discipliner et les dresser. Il est vrai que Baden semble racheter par ses empressemens la mauvaise grâce et les méchans propos de ses voisins ; mais on sait très bien à Berlin ce qu’il y a sous ces empressemens, et que les vœux du pays y ont moins de part que certaines influences secrètes, que des attachemens de famille, les inquiétudes d’un gouvernement faible qui a peur de beaucoup de choses, et qui aspire à se faire médiatiser dans l’espérance d’être plus fort contre les menées des radicaux et des ultramontains. Faire la guerre pour Baden, pour accéder à certaines requêtes éplorées, vraiment ce n’est pas la peine. Et n’a-t-on pas chez soi assez d’occupations pour passer honnêtement le temps et ne se point ennuyer, des populations annexées à éduquer et à contenir, une constitution ecclésiastique à perfectionner, des synodes et des justices de paix à expérimenter, une marine à créer, des conversations à soutenir avec le parlement,