Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
286
REVUE DES DEUX MONDES.

fortes que les volontés, et qu’en rendant à la France le régime parlementaire il s’ôte à lui-même le droit et le pouvoir de faire une guerre de fantaisie ou de revanche. Il n’y a plus de possible pour lui qu’une guerre de raison ou de conservation. Quel que soit son amour de la paix, que la France se sente atteinte dans sa sûreté et dans son honneur par une imprudente provocation ou par quelque entreprise sournoise ou violente contre quelqu’un de ces petits états qui sont la plus sûre garantie de son influence dans le monde, l’empereur pourra faire ce qu’il voudra, il aura le pays derrière lui. Ajoutons qu’il lui importe si fort que cette guerre soit heureuse et d’avoir toutes les chances pour lui, qu’il faudra que la provocation soit de nature à mettre l’opinion européenne de son côté. On voit que l’occasion qu’il lui est permis de rêver, il ne dépend pas de lui de la créer ; c’est à la Prusse qu’il appartient de la lui fournir.

Ce qui cause le malaise actuel, ce qui impose aux peuples les charges écrasantes de la paix armée, c’est qu’il y a en Europe une question ouverte, et c’est la Prusse qui la tient ouverte. La Prusse autrefois attendait ; sa politique dépendait de ce que feraient les autres. Aujourd’hui elle est en possession de les faire attendre ; elle tient dans sa main la paix et la guerre et les lendemains de l’Europe ; c’est à elle de vouloir et de décider, honneur dont elle a le droit d’être fière, et que personne ne lui enviera, si elle accepte la charge avec le privilège, et si elle a le sentiment sérieux de sa responsabilité.

La Prusse veut-elle la guerre ? Assurément elle a beaucoup de raisons de ne pas la vouloir. « Pour faire la guerre, disait Voltaire, il faut qu’il y ait prodigieusement à gagner, sans quoi on la fait en dupe. » Que rapporterait une nouvelle campagne à la Prusse ? Quelque confiance qu’elle puisse avoir en ses armées, on est trop avisé à Berlin pour ne pas envisager les mauvaises chances de cette formidable loterie qu’on appelle la guerre. La Prusse n’ignore pas que, si elle a dû avant tout ses succès à l’habileté de ses combinaisons, à la valeur de ses soldats, une part de la victoire revient à sa fortune, et s’il est permis de compter deux fois sur son courage ou sur son mérite, il est défendu de compter deux fois sur son bonheur. La Prusse n’a plus en face d’elle une Italie inachevée dont elle pouvait acheter l’alliance en lui offrant Venise, une Autriche obstinée à maintenir sa grande situation et en Italie et en Allemagne, et qui d’avance succombait sous le poids de ses prétentions, une France à qui la neutralité était commandée par ses embarras au Mexique, par ses affections italiennes, et qui attendait, l’épée au fourreau, les bras croisés, un improbable concours de circonstances qui lui permît de gagner sans avoir rien risqué. À cette heure, l’habile pêcheur de Berlin ne peut plus compter sur l’eau trouble pour faire bonne pêche. Les situations sont nettes, les conduites sont indi-