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il n’entrait point dans mes plans de détruire l’Autriche. Je ne voulais pas faire un trou dans le midi de l’Europe[1]. » Si l’on renonçait à entrer à Vienne et à coucher à la Burg, que ne pouvait-on du moins prendre la Saxe ? On l’eût prise, si la France ne se fût trouvée là, car on avait dû se résigner à causer avec la France ; on demandait trop pour ne pas se mettre en règle avec elle, pour ne pas l’autoriser à dire son mot sur les affaires allemandes. L’éminent diplomate qui représentait la France était homme à soutenir cette conversation, et personne ne saurait lui contester l’honneur de s’être tiré à merveille du rôle difficile que lui imposaient les circonstances. Sadowa avait pris son gouvernement au dépourvu. Manquant d’instructions, s’efforçant en vain d’en obtenir, l’oreille collée à des fils télégraphiques qui se recueillaient et se taisaient, livré à lui-même et à ses propres inspirations, il avait vu grossir de jour en jour comme une marée montante le succès et la fortune des armes prussiennes, de jour en jour il était obligé de modifier ses calculs et la mesure de ses concessions. Tout d’abord il avait jugé suffisant d’accorder au vainqueur les provinces de l’Elbe, puis des bandes découpées au travers du Hanovre et de la Hesse pour assurer à la Prusse ce qu’on appelait la contiguïté territoriale. Après Kœniggrætz, il en était réduit à arrêter le vainqueur sur le Mein et à déclarer que, si on touchait à la Saxe, on aurait la guerre. Peut-être avec la Saxe eût-il sauvé autre chose encore sans l’incroyable précipitation de l’Autriche, qui soit cette hâte d’en finir qui est comme la fièvre du malheur, soit dépit de n’avoir pu obtenir cette médiation armée qu’elle sollicitait à Paris, substitua tout d’un coup à un entretien à trois un dialogue à deux, se mit à causer directement avec la Prusse derrière le dos du médiateur, et offrit la paix à cette triple condition, qu’elle ne perdrait elle-même que la Vénétie, que la Saxe serait respectée, et qu’on ne dépasserait pas le Mein. Le médiateur fut ainsi mis hors de jeu, et son habileté fut réduite au silence. Après tout la Saxe était intacte, et il pouvait se consoler en se disant que c’est la marque d’un grand artiste de faire d’un rôle ingrat un premier rôle, et de sauver à force de talent la faiblesse de la pièce qu’il est condamné à interpréter.

Certes la Prusse n’était pas à plaindre. Si elle n’avait pu satisfaire toutes ses convoitises, si elle avait dû lâcher Dresde et accepter la limite du Mein, elle ne laissait pas d’avoir beaucoup pris ; pour

  1. Ne serait-ce point M. de Bismarck qui a raconté l’anecdote que voici et qui nous semble piquante ? On était convenu à Nikolsbourg que l’Autriche et les états du sud rembourseraient à la Prusse la moitié des frais de la guerre. Le roi Guillaume consentait ; mais quand on lui présenta le projet de traité, il s’étonna, il se récria, déclarant qu’il avait entendu la chose autrement, que l’Autriche devait payer une moitié des frais et ses alliés l’autre moitié, à moins toutefois qu’elle ne préférât s’acquitter en nature, par quelque cession de territoire. M. de Bismarck eut besoin de deux heures de discussion pour faire entendre raison à cet auguste et opiniâtre étonnement.