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LA PRUSSE ET L’ALLEMAGNE.

litique prussienne de faire fi des idées comme des sentimens, des doctrines comme des traditions ; c’est par essence une politique de la main libre, qui est toujours prête à jouer tous les jeux possibles, sans jamais engager l’avenir. À cet égard, M. de Bismarck est le modèle accompli de l’homme d’état prussien. Jamais homme ne fut plus affranchi de toute pédanterie et de toute pruderie conservatrice ; il est prêt, s’il le faut, à lier partie avec la révolution ; il se sent de force à lui faire tirer les marrons du feu et à les croquer à sa barbe. Ce qui n’est qu’à lui, c’est l’étonnante liberté et la merveilleuse franchise de son langage. Il méprise les petites dissimulations, il a inventé une nouvelle espèce de diplomatie, qui consiste à gagner en montrant son jeu. Il parle, il parle beaucoup, il instruit de ses projets l’univers, qui n’en croit rien. Il dit : Tel jour je ferai ceci, et il le fait. À l’époque où la révolution tenait le haut du pavé, M. de Bismarck, alors simple député de la droite, entre un soir dans une Kneipe où se réunissaient les coryphées du radicalisme. Notre homme s’assied, se fait apporter une chope de bière, allume son cigare et prend un journal. Cependant on tenait autour de lui des propos malsonnans et séditieux. Il interrompt sa lecture, regarde entre les deux yeux le plus échauffé de ces discoureurs d’estaminet, et lui dit froidement : « Monsieur, si vous n’avez pas vidé la place quand j’aurai vidé ma chope, je vous la casserai sur la tête. » Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Et tandis que les habitués interdits se consultaient du regard : « Garçon, qu’est-ce que je vous dois pour le verre que je viens de casser sur la tête de monsieur ? » Telle fut toujours la manière de faire de notre grand homme. Il n’a jamais cassé de verres ni de vitres sans avoir d’avance averti tout son monde. Aussi refusa-t-on longtemps de le prendre au sérieux ; on le traitait de hâbleur, de brise-raison ; à Paris, on le comparait au brochet, qui met les poissons en mouvement, et on se disait : C’est nous qui pécherons. — Il a fallu, je pense, en rabattre. C’est souvent un grand moyen de domination pour un homme d’état que de posséder les qualités les plus opposées au tempérament de la nation qu’il gouverne. Quels services n’a pas rendus à M. de Bismarck, dans un pays taciturne, compassé, gourmé et boutonné comme la Prusse, ce merveilleux abandon qui le caractérise, cette suprême désinvolture de conduite et de langage où se révèle la parfaite liberté de cet esprit abondant en idées, riche en combinaisons, qui, sûr de son but, est toujours prêt à changer de route, ne s’asservit à aucun système, saisit l’occasion au vol, vit au jour le jour, et pour ainsi dire invente au fur et à mesure ses moyens, — grand virtuose dont la carrière politique est une perpétuelle improvisation !… Soyez sûr, nous dit notre interlocuteur par manière de conclusion, soyez sûr qu’à Kœniggrætz notre premier portait dans sa tête bien des plans. Sa vive