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provoquant ainsi les ouvriers de la compagnie de l’Union à en faire autant. Ceux-ci n’avaient pas tardé à répondre au défi par un travail plus surprenant encore : une journée leur suffit à poser 11 kilomètres 2/3 de rails. De leur côté, les Californiens, ne voulant admettre aucune supériorité lorsqu’il s’agissait de lutter de vitesse dans la construction de la grande ligne, réunirent toutes les forces capables d’être employées sur un seul point, et en onze heures de travail posèrent et fixèrent, à la satisfaction de la commission officielle chargée de la surveillance des travaux, dix milles, c’est-à-dire près de 17 kilomètres de rails. Ce fait sans précédent fut accompli le 28 avril 1869, sous la direction de l’inspecteur-général Charles Croker. Un témoin oculaire, le correspondant de l’Alta California, rapporte que les premiers 240 pieds de rails furent posés en 80 secondes, les seconds 240 pieds en 75. On ne va guère plus vite à pied lorsqu’on se promène sans se presser.

Voici d’autres faits authentiques ayant trait à ce travail extraordinaire : un train contenant 2 milles de rails, c’est-à-dire environ 210 tonneaux de fer, fut déchargé par une escouade de Chinois en 9 minutes et 37 secondes. Les premiers 6 milles de rails furent posés en 6 heures 42 minutes, et pendant ce temps, où chaque travailleur mettait en jeu toutes ses forces, pas un d’eux, sur 1,500, ne demanda un instant de repos. Ce qui donne encore une plus saisissante idée de l’enthousiasme qui s’était communiqué à cette armée d’ouvriers, c’est le fait que tous les rails, formant ensemble une longueur de 17 kilomètres et pesant environ 1,000 tonneaux, — un beau chargement de navire, — furent posés par huit hommes seulement, choisis comme les plus expérimentés et les plus durs à la fatigue dans un corps de 10,000 travailleurs.

Tout l’ouvrage se fit, ce jour-là, en courant. Un wagon chargé de fer se dirige en tête de la ligne, apportant les rails nécessaires à la continuation de la voie. Il est traîné par deux chevaux attelés en tandem et lancés au galop. Un wagon vide, qui vient d’opérer sa livraison de rails, se porte à sa rencontre. Ceci a tout l’air d’un contre-temps, car deux wagons allant en sens contraire ne pourraient circuler sur une seule voie ferrée. Cependant le wagon chargé poursuit son chemin sans ralentir son allure; le wagon vide a été arrêté, et des bras d’hommes l’ont soulevé et rangé à côté de la ligne. Le wagon chargé passe outre, les conducteurs échangeant un hurrah avec leurs compagnons de travail. A la dernière limite de la ligne, deux hommes mettent des blocs de bois en avant du wagon, qui s’arrête aussitôt. Quatre autres ouvriers, placés dos deux côtés de la voie, tirent à l’aide de crochets une paire de rails du wagon, la posent et l’ajustent sur les traverses en bois installées à l’avance