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constance de jeter la pierre « aux vieilles civilisations décrépites de l’Europe, » ajoutant « qu’il leur aurait fallu des siècles pour accomplir des travaux que quelques fils hardis et entreprenans de la libre Amérique ont mis en quelques mois tout achevés devant les yeux éblouis de l’univers. » On peut lire des phrases de ce genre dans la plupart des journaux américains du 8 au 15 mai 1869. On y peut voir aussi, à propos du chemin de fer, de curieux spécimens de style épistolaire : ce sont des lettres de félicitations que quelques maires, présidens de chambres de commerce et autres personnages en évidence échangeaient entre eux à cette époque. Tout cela est écrit en pur galimatias et semble marcher sur des échasses. La simplicité est ce qui fait le plus défaut à la presse américaine.

Cependant, il faut l’avouer, l’enthousiasme avait dans ces jours-là une sérieuse raison de se manifester, car une œuvre vraiment grande venait d’être accomplie. La nature et les événemens, — des montagnes supposées inaccessibles et la guerre civile, — s’étaient opposés à l’achèvement de l’entreprise ; mais l’énergie et l’optimisme, ces brillans apanages de la jeunesse et d’un peuple jeune, avaient fini par vaincre tous les obstacles. L’homme, dans le cours des siècles à venir, exécutera sans doute encore d’autres œuvres qui égaleront en étendue et en dépense de force et de courage le chemin du Pacifique ; mais le monde n’est pas assez vaste pour donner lieu à des entreprises beaucoup plus grandes, et l’on comprend le sentiment qui inspire à un journaliste de l’Illinois la phrase suivante : « nous ne sommes pas assez riches pour célébrer l’événement avec autant d’éclat que nos grands voisins de Chicago, mais nous sommes tous plus fiers que nous ne l’étions auparavant d’avoir droit au titre de citoyen des États-Unis. »


III.

Pendant que l’on célébrait à San-Francisco l’achèvement du chemin de fer californien et que les journaux portaient aux nues ceux qui l’avaient conçu et exécuté, les travaux se poursuivaient avec une ardeur sans égale dans les environs de Promotory-Point, le point de jonction désigné entre les deux sections de la grande ligne. Les résultats obtenus dans les derniers mois avaient non-seulement dépassé tout ce qui, comme activité de construction, avait été fait jusqu’alors, mais même ce que les ingénieurs les moins timides avaient cru possible d’atteindre sous ce rapport.

Au mois de mars, les travailleurs du Central-Pacifique avaient posé dans un seul jour 10 kilomètres de rails. Aussi avaient-ils nommé l’endroit où le soir le travail s’était arrêté Challenge-Point,