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REVUE. — CHRONIQUE.

s’armer contre les attroupemens possibles d’une loi de 1848 signée de M. Ledru-Rollin et de M. Garnier-Pagès. Tout est prêt dans les deux camps. Que va-t-il arriver, grand Dieu, de tant de préparatifs et de tant d’agitation autour de cette date mystérieuse toute chargée d’inconnu ? Se peut-il bien qu’on ait fait un tel bruit et qu’on ait tenu tout un pays dans l’émoi durant plusieurs semaines pour que les choses se passent comme dans la circonstance la plus ordinaire ? Voilà pourtant ce qui arrive. Le jour venu, la population reste chez elle ou va simplement à ses affaires, les soldats restent dans leurs casernes, pas le plus léger signe de trouble. Le soir, tout s’évapore en gaîté, on respire comme si on venait d’échapper à un grand péril, et par une ironie de plus chacun s’adjuge la victoire dans la mémorable aventure. Ce qu’il y a de plus curieux encore, c’est que le lendemain les inventeurs mêmes de la démonstration manquée ont crié de plus belle, et ont triomphé plus que jamais d’avoir réussi à détourner la population parisienne des pièges du pouvoir, comme s’ils n’avaient pas travaillé de leur mieux pour pousser Paris dans ce piège, comme s’ils n’avaient pas fait honte aux députés de la gauche de leur pusillanimité parce qu’ils refusaient de se mettre à la tête de la manifestation, comme s’ils n’avaient pas assourdi le monde de toutes ces paroles heureusement plus retentissantes qu’immuables : « j’y serai,… fussé-je seul ! » Assurément la victoire a été à quelqu’un dans cette affaire, mais non à ceux qui la revendiquent si bruyamment ; elle a été la raison publique représentée par toute cette presse sensée qui dès la première heure a couvert de sa voix les bravades inutiles ; elle a été à ce peuple, qui n’est point après tout si facile à ébranler, qu’on n’a pas eu beaucoup de peine à contenir, parce qu’il n’avait pas la moindre envie de marcher, et qui dans son humeur gouailleuse pourrait bien réserver à ses prétendus meneurs quelqu’une de ces apostrophes burlesques que Proudhon seul autrefois se permettait de jeter au visage des demi-dieux démocratiques. Après cela, si le gouvernement et les partis qui ont le souci des vraies libertés françaises ne sentent pas le besoin d’aborder enfin les choses sérieuses, de chasser de la vie publique ces fantômes et ces agitations factices, c’est qu’ils ferment volontairement les yeux sur une situation qui ne peut que s’aggraver rapidement, dont cette journée du 26 octobre n’est qu’un accident et un bizarre symptôme.

Les morts vont vite, dit la ballade allemande, et les vivans aussi en certains momens vont plus vite qu’ils ne voudraient, et ils ne vont quelquefois si vite et si loin que parce qu’ils ne savent ni choisir leur route ni régler leur marche. Qu’on mesure le chemin parcouru depuis quelques mois ; tout a changé singulièrement, tout change d’heure en heure. Cette force d’expansion si longtemps comprimée au plus profond de notre vie intérieure se déchaîne et va jusqu’à la confusion. Le gouvernement