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sont point tant à dédaigner, n’en déplaise à quelques critiques qui s’amusent à traiter Verdi de haut en bas en l’appelant une manière de Dennery musical.

Nous ne sommes point, quant à nous, assez versé dans les répertoires de l’Ambigu ou de la Gaîté pour décider de la question, mais nous leur souhaitons de compter beaucoup d’Œuvres égales en littérature à ce que peuvent représenter musicalement les partitions de Rigoletto, d’Ernani et du Ballo in Maschera. Pour ne pas sortir du Trovatore, quel entrain, quelle puissance mélodique d’un bout à l’autre de cette partition, quelle vigueur dans le maniement des situations! Les plaisans vous disent : « Donnez au premier venu ce tableau du Miserere, les moines psalmodiant au dehors, — sur le devant de la scène, au pied de la prison d’où son amant lui jette son suprême appel, une jeune femme en proie à toutes les éplorations, et vous verrez que ce que vous admirez là n’était point si difficile à réussir, » Alors, puisqu’un heureux arrangement de mise en scène commande ainsi l’inspiration à tout venant, comment M. Thomas s’y est-il donc pris pour ne point faire un splendide chef-d’œuvre du dernier tableau de son premier acte d’Hamlet? A coup sûr, ce n’était pas le pittoresque qui lui manquait : ce château-fort dans le fond où l’orgie royale mène sa fanfare, et sur le premier plan, les pieds dans la neige, Hamlet causant, au clair de lune, avec le spectre de son père! J’estime que la situation avait de quoi rendre, et qu’un Verdi s’en serait mieux tiré; il n’est point tant inutile parfois d’avoir un tempérament de dramaturge, surtout quand on s’attaque à Shakspeare et qu’on prétend mettre en musique son Hamlet ou son Roméo.

Mlle Krauss est une Léonora des plus émouvantes. Ces rôles chaleureux et tourmentés de Verdi vont à sa nature tragique; elle en a le souffle et l’entrain. Dans le Miserere et surtout dans ce terrible duo qui suit, d’une entrée en matière si féroce, si redoutable pour la cantatrice, épuisée déjà par la scène précédente, elle trouve des accens à la Frezzolini. Impossible de mieux répondre à toutes les péripéties de la situation, d’être plus furieuse et plus suppliante, et quand elle s’agenouille éperdue aux pieds du comte de Luna, sa voix, dans cette délicieuse réplique qui termine et complète la phrase violente du baryton, sa voix, apaisée, attendrie, a des demi-teintes ravissantes. A de tels effets, l’âme de la cantatrice ne suffirait pas, il y faut cet art merveilleux du style dont on n’a le secret qu’au Théâtre-Italien. Que serait, par exemple, Fraschini, sans cette ressource qui l’aide à chaque instant à réparer les brèches de sa voix? En dehors de la pièce qui se joue, c’est un spectacle des plus intéressans d’observer ce que ce grand ténor dépense de science, d’ingéniosité, à dérober à la masse du public certaines défaillances organiques. Et notez que les plus roués eux-mêmes s’y laissent prendre. Tel que nous l’entendons à cette heure dans la Lucia, tel que l’âge et la