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le besoin d’argent trop impérieux ; le caprice règne en maître parce qu’il peut payer toutes ses folies. La surprise a pris la place de l’admiration, et la vanité se contente sans avoir besoin du génie.

Il y a cependant un art anglais, une école anglaise, et Hazlitt n’a pas peu contribué à les fonder. Jusqu’à lui, la critique d’art, si l’on peut dire qu’il en existât une, ne différait pas beaucoup de la critique littéraire. Elle consistait dans la description du sujet, des groupes, de la perspective et des détails matériels. C’est ainsi que, pour apprécier une tragédie, on faisait l’analyse de l’exposition, de l’action, du dénoûment, en ajoutant quelques mets sur les caractères des personnages et sur le style du poète. De la pensée, de la passion, de l’âme même du drame, il n’en était pas question. Ainsi du tableau : l’expression et le sentiment de la beauté disparaissaient. Les écrivains rédigeaient, pour ainsi dire, des notes, comme des voyageurs qui ne veulent pas sortir d’un musée leur carnet vide. Hazlitt est aussi pour un public peu artiste un voyageur qui revient de loin ; mais ce n’est pas son carnet, c’est son cœur qui est plein. Un critique brillant et facile a de notre temps renouvelé l’art d’écrire sur la peinture en faisant passer le dessin et la couleur dans son propre texte. Hazlitt se rapproche davantage de Diderot : il décrit ce qu’il sent ; mais il ne substitue jamais la sensation à l’objet réel, il voit aussi bien qu’il sent : à travers la toile, il atteint jusqu’à l’artiste. Il a une puissance de perception et d’analyse correspondante à la puissance d’exécution du maître et de sa réalisation de la beauté. Bien que sa tendresse passionnée soit pour Titien, son esprit n’est pas moins compréhensif dans l’art que dans la littérature. Je ne vois que les Hollandais pour lesquels il soit sobre d’éloges ; encore faut-il se souvenir qu’il combat le goût dominant de son pays, et en particulier celui du roi George IV et de ses courtisans, lesquels étaient amoureux de ces magots qui déplaisaient si fort à Louis XIV. Même en peinture, si l’on veut, les préjugés du radical reparaissaient. Il triomphait de voir les grands se méprendre en ces matières. Il apprenait avec plaisir que lord Wellington ne pût goûter Raphaël. « Raphaël, s’écriait-il, on est heureux de savoir que c’est un homme incapable de te comprendre qui a fait des bévues si fatales à l’humanité ! » Cependant son esprit est ouvert à toutes les formes du beau. Il ne fait pas grand état de la hiérarchie des genres, pourvu que les genres soient pris dans la nature. Sans doute tout ne dépend pas toujours de l’exécution ; mais la grandeur des sujets ne fait pas la grandeur des maîtres. L’art de bien voir est le même partout, et il peut être poussé si loin qu’il compense l’infériorité du modèle.

La nature est toute la loi pour l’école anglaise ; elle est aussi le dernier mot de la critique d’Hazlitt. Si nous avons insisté, c’est qu’il