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sens, » et qu’à ses yeux tous les nobles étaient des Grecs. Il a été dur pour Thomas Moore, parce que l’auteur de Lallah-Rook était le poète lauréat des aristocrates du whiggisme. Il s’est plu au moins une fois à exagérer les ridicules des lakistes, parce que les lakistes étaient tories. S’il a sacrifié à la passion, il a professé, il a toujours voulu pratiquer des maximes honnêtes, celles de la conscience littéraire, et qui s’expriment en deux mots, humanité et désintéressement. Ainsi nous le retrouvons comme critique ce qu’il était comme moraliste. D’autres ont mieux parlé que lui sur quelques points, Charles Lamb par exemple ; mais on ne trouve que dans Hazlitt l’image complète de la littérature du temps. Jeffrey a eu le succès complet et la puissance ; mais il passera, il a passé déjà. Hazlitt est resté, parce qu’il a été moins exclusif pour les hommes et moins systématique dans les choses. La renommée de Macaulay est encore tout entière. C’est un esprit d’une trop grande étendue pour le mettre en balance avec Hazlitt, et nous ne pouvons avoir l’idée de comparer un écrivain aventureux et toujours contesté avec un auteur d’une popularité immense. Pourtant, dans le cercle limité de la critique littéraire, Hazlitt est pour ainsi dire indispensable ; Macaulay néglige l’art et se détourne vers les appréciations morales. Hazlitt sera toujours un guide plus sûr ; il fait aimer ceux dont il parle, son rival songe plutôt à se faire admirer lui-même et à étaler ses vastes connaissances.

Si nous rapprochons Hazlitt de ses successeurs, nous ne sommes pas moins frappé des ressemblances que des différences entre eux et lui. En général, ils sont plus érudits ; ils savent plus en détail, non pas mieux, je crois, leur littérature anglaise ; ils connaissent beaucoup mieux, j’en suis sûr, l’antiquité et les littératures du continent. Il en est qui sont parvenus à une sorte d’éclectisme cosmopolite qui est une preuve bien curieuse, surtout pour l’Angleterre, de la marche rapide de l’esprit moderne. Quelques-uns même, fatigués des caprices du sens individuel, invoqueraient volontiers le secours d’une autorité littéraire dans le genre de l’Académie française. Sans bâtir en vue de Westminster une coupole de l’institut de la Grande-Bretagne, M. Matthew Arnold ne serait pas éloigné de l’idée d’ériger un tribunal de l’opinion publique en matière littéraire, une cour suprême de la critique sans distribution de prix ni réceptions solennelles, une académie sans directeur ni chancelier. Hazlitt se contentait à peu près de savoir la langue anglaise, mais il la savait en perfection. Il était un partisan trop déclaré de la liberté pour avoir prévu la tendance qui existe aujourd’hui vers un essai d’autorité et de centralisation dans les lettres et dans l’éducation publique. En un mot, il était de son temps ; mais il ressentait déjà