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seconde femme qui fit avec lui le voyage d’Italie et de Suisse, et fut quitté par elle au retour. Cela donne lieu de croire que, si la belle Sarah avait quelques torts dans le passé, elle ne jugeait pas mal de l’avenir. Rousseau avait à peu près le même âge lorsqu’il aima pour la première fois de sa vie. La femme qui lui inspira ce sentiment profond n’eut pas moins de complaisance pour lui que Sarah Walker pour Hazlitt. Elle opposa le même refus et la même excuse à sa passion : elle aimait un autre homme. Mais Mme d’Houdetot était comtesse et Sarah une demoiselle d’hôtel garni ; la première était sincère, dans la seconde il y avait calcul et coquetterie. Bien que les intentions d’Hazlitt fussent plus correctes, il a été dupe, et son aventure ne peut supporter la comparaison avec le roman des amours de Rousseau. Le Liber amoris, malgré des pages délicates ou passionnées, est plus curieux qu’intéressant. On peut aujourd’hui s’assurer de l’authenticité des correspondances et d’une partie des récits qui le composent. M. Carew Hazlitt, qui possède les pièces originales, n’a trouvé dans le livre de son grand-père que des changemens d’ordre et des interversions en vue de l’effet à produire.

Nous avons parlé de son désespoir à propos de la mort de Napoléon. Quoiqu’il fût très bon Anglais d’ailleurs, il partageait le préjugé, fort répandu sur le continent, que le héros de la conquête française était le plus ferme soutien du progrès et de la liberté. La sainte-alliance avait eu soin de commettre toutes les fautes nécessaires pour populariser cette idée. Les espérances que l’auteur du Round Table avait pu garder après 1815, il les perdit en 1821. Ce n’étaient plus des marques ordinaires de tristesse que l’on pouvait apercevoir dans le laisser-aller de sa mise ou même dans l’oubli de sa sobriété habituelle. La mort de l’empereur fut pour lui beaucoup plus qu’une calamité publique : il porta son deuil, non en bonapartiste, mais en radical pur, en radical d’or vierge, suivant le mot des Anglais, a virgin gold radical. Il le pleura comme le capitaine de la révolution, et parce que ses larmes étaient autant d’injures à la royauté légitime et aux tories. Ses idées prirent un tour particulier qui est visible dans les essais de cette époque. Plus que jamais il s’isole et s’enferme avec ses pensées, comme si la pierre de la tombe était scellée sur le siècle et sur lui-même, et qu’elle portât la fatale inscription que Dante a gravée sur sa porte de l’enfer. Plus que jamais il vit en lui et pour lui, inflexible dans ses principes et détaché de tout, même du prosélytisme. Il vit dans le passé : son goût littéraire l’y portait déjà ; mais il détourne ses yeux de l’avenir, auquel il ne croit pas. De là de nouveaux paradoxes faits pour étonner ceux qui ne suivent pas le développement de ses idées dans sa vie, celui-ci par exemple, que l’idée des années qui ne sont plus fournit à l’âme autant d’aliment et de plaisir que celle des années qui ne