Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/187

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du positif. Ne croyez pas légèrement que son petit Traité sur les Plaisirs de la haine (Pleasures of hating) soit une occasion d’exhaler sa misanthropie ; il a voulu montrer que la haine n’est pas plus que l’affection un résultat de l’amour de soi. Ses titres souvent nous trompent. Que penser de celui-ci : Pourquoi les objets éloignés nous plaisent, sinon que l’esprit de l’auteur s’amuse autour d’une pensée, et qu’il écrit un essai comme on ferait une partie à un jeu d’adresse ? Lisez pourtant, et vous aurez un nouvel aperçu de l’auteur sur les passions : vous penserez sans doute avec lui que, si la distance est à l’avantage des objets, major e longinquo reverentia, elle tourne au détriment des personnes. Le sentiment de l’humanité se développe au contact de nos semblables, et l’amour du prochain est le mot le plus juste pour l’exprimer.

Au contraire, la loi de l’intérêt nous rend barbares. L’éloignement nous représente les Hottentots et les Cafres comme des êtres d’une autre espèce, la doctrine utilitaire nous réconcilie aisément avec la traite des noirs, et nous arrivons à mettre un morceau de sucre en balance avec le sang et la vie des malheureux qui souffrent les horreurs de l’esclavage pour nous le procurer à meilleur marché. Bentham réduit les hommes à l’état de machines destinées à produire le plus possible. James Mill, un autre utilitaire, écrivant une histoire de l’Inde, prétend que le meilleur moyen d’y réussir est de rester en Europe et de s’entourer de documens officiels ; jamais de sa vie peut-être il ne vit un de ces Indiens dont il rédigeait les annales. Les hommes, pour cette école, sont des chiffres, des êtres sans âme et sans cœur. Les purs raisonneurs méprisent la vie humaine. Hazlitt explique ainsi les excès de la terreur : suivant lui, ce sont les théories qui ont dressé la guillotine en permanence sur la place publique. M. Owen de Lanark, un utilitaire encore qui vient de mourir, s’était procuré un sauvage d’Amérique afin de le mettre en opposition avec l’homme civilisé, et en particulier avec l’homme reformé suivant sa méthode. Ce sauvage, qu’il montrait au public, était un argument favori, une antithèse qui lui servait à prouver d’une manière triomphante la supériorité de l’homme européen, surtout quand celui-ci aurait passé par ses mains. Était-il bien sûr que l’argument fût excellent pour le sauvage, et, si ce dernier avait eu sa liberté, serait-il resté chez M. Owen ? Bentham, James Mill et Owen prenaient tous leurs semblables pour des animaux logiques : ils construisaient la société comme un théorème de géométrie. Ils ne voyaient pas que l’homme apprend beaucoup plus par les sens, par le cœur et l’imagination que par le raisonnement. Leurs noms, si bruyans autrefois, plongent tous les jours davantage dans le silence et l’oubli. On lit encore Hazlitt. Comme eux, il a combattu pour la réforme ; mais il l’a voulue comme elle s’est faite, sans priver la