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libérales auxquelles il avait dévoué sa vie. Par là, il est bien du pays de sa mère, simple fille de fermiers du comté de Cambridge ; c’est un Anglais obéissant déjà aux tendances de l’avenir, démocrate avant que le nom en fût adopté dans ce pays, partisan déterminé de la réforme qu’il n’eut pas le bonheur de voir, radical, et en cette qualité ennemi des anciennes formes, des vieilles associations, des universités. C’est là l’esprit nouveau s’annonçant de loin en Angleterre, et Hazlitt, quoiqu’il n’ait pas joué de rôle politique, en est un représentant fidèle.

Il est moderne non-seulement par la couleur des opinions, mais par une largeur de libéralisme sans laquelle le règne absolu de la démocratie serait un sérieux péril pour la civilisation. Il ne veut pas d’une organisation de la société qui rendrait tous les hommes esclaves de ce qu’on appelle l’essentiel, c’est-à-dire des besoins matériels et du travail destiné à les satisfaire. En appelant tous les citoyens à l’exercice de leurs droits, il ne leur impose pas une pénible ornière qu’il faut suivre et un joug pesant où il faut s’atteler, comme le veulent les utilitaires trop écoutés dans un pays presque amoureux de tristesse et de labeur. Il les convoque au banquet des arts et des lettres, et son idéal est une Angleterre joyeuse et saine comme celle de Shakspeare et des excellens poètes que la nation applaudissait quand elle avait un théâtre. Culte du beau sous toutes ses formes, traditions de délicatesse et d’esprit sans connivence avec les aristocraties et les pouvoirs héréditaires, en deux mots voilà le critique Hazlitt. Lui qui se moquait de la chimère des utilitaires, n’avait-il pas aussi la sienne ? Il rêvait une Attique au milieu d’un de nos états gigantesques, et il crut la trouver à Paris quand il y passa quatre mois de l’année 1802 pour faire des études de peinture. À ce moment, la victoire avait fait de Paris une Athènes sans rivale : c’était l’affaire de deux ou trois campagnes. Il faut l’entendre décrire son ravissement tous les jours renouvelé devant les chefs-d’œuvre divins que renfermait la galerie du Louvre. Il n’est pas jusqu’à l’avertissement des gardiens à la fin de la journée qui ne fût un plaisir pour lui : « citoyens, il est quatre heures, on va fermer. » Ce mot le chassait du sanctuaire, mais c’était un mot républicain. Ce mot seul le faisait passer sur la nécessité de partir, et sur l’ennui de rentrer rue Coq-Héron. Si c’était une chimère, elle était noble, et après tout, quoi de plus humain que d’aimer la liberté adoucie par les arts et les arts ennoblis par la liberté ? Dans ce siècle de tâches laborieuses et d’efforts constans, où la démocratie ne semble grandir qu’en augmentant le poids du travail, quoi de plus nécessaire, de plus vital, que de conserver le feu sacré et de perpétuer l’habitude des jouissances de l’esprit ?

Le père de Hazlitt, placé à la tête d’un petit troupeau d’unita-