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teille de vin fin de 25 à 50 francs. A la table d’hôte, la plupart des habitués ne boivent que de l’eau glacée. Dans les hôtels de New-York, les prix sont plus élevés que dans ceux de San-Francisco; mais, somme toute, on peut vivre à aussi bon marché dans les grands hôtels de l’Amérique que dans ceux de Paris.

L’heure du dîner approchant, je me rendis, pour avoir mes habits brossés et mes bottes cirées, chez un shoeblack (décrotteur) en plein vent dont j’avais en me promenant remarqué l’enseigne et la chaise. L’homme prit possession de mes pieds comme d’objets entièrement détachés du reste de mon corps, et, les plaçant sur deux petits blocs de bois, il les poussait et tournait au gré de son travail. Il cirait des deux mains et très vite. J’allais lui en faire compliment lorsqu’une large ceinture, couverte de plaques d’argent et qu’il portait par-dessus son tablier, attira mon attention. « Qu’est-ce que cela? » lui demandai-je. Pour toute réponse, il leva en l’air une des deux brosses, et, tout en continuant de travailler de l’autre, il me désigna un écriteau accroché à côté de la chaise. J’y lus que le propriétaire s’intitulait le « champion du monde des cireurs de bottes, » et qu’il provoquait l’univers entier à lui disputer la ceinture qu’il portait. Dans ce défi d’un genre nouveau pour moi, il proposait de cirer de vingt à cent paires de bottes contre « tout venant » pour une somme de 50 à 200 dollars. Je compris alors que je n’avais pas affaire à un simple mortel. Quelle que soit l’occupation qu’on ait choisi, il est admirable de pouvoir se proclamer le premier dans son genre. J’offris à ce noble champion des décrotteurs 25 cents (1 franc 25 cent.), prix ordinaire du travail qu’il venait de faire, et je m’éloignai en portant la main à mon chapeau. J’eus la satisfaction de voir que mon salut me fut gravement rendu.

De retour à l’hôtel, je rencontrai un de mes nouveaux amis, qui me donna rendez-vous pour le lendemain au Cliff-house. C’est une espèce de café-restaurant situé au bord de la mer, à quelques kilomètres de la ville, et fréquenté indistinctement par toutes les classes de la société californienne, mais surtout par les gens de plaisir (the fast people). Mon ami me conduisit chez un loueur de voitures où il paraissait favorablement connu ; sa recommandation me valut la promesse d’avoir pour le lendemain un cheval qui trotterait un mille (1 kilomètre 2/3) en moins de trois minutes. N’ayant pas grande confiance en mon talent d’écuyer pour conduire un cheval si rapide, je demandai quelque peu timidement si la fameuse bête n’avait pas de vice et si elle était douce et tranquille. Le loueur de chevaux me toisa de la tête aux pieds et me répondit d’un ton sévère : « Non, monsieur, mes chevaux n’ont aucun vice. Quant à être tranquille, vous feriez éclater cent chaudières toutes à la fois