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trotteurs pur-sang achetés de 10 à 50,000 francs, les grandes propriétés qui ne rapportent rien, les maisons de campagne, la table ouverte et les belles femmes des états de l’est et du sud, qui se font habiller à Paris et dont les petites mains ne savent retenir un instant l’or que les maris et les pères y jettent à profusion. Ces femmes de la Californie, — et je ne parle ici que de la haute société, femmes de banquiers, de négocians, de propriétaires, — importées dans le pays comme tout ce qu’y représente l’élégance et le luxe, ressemblent à des enfans gâtés dont chaque fantaisie est une loi. Les hommes de leur côté ont l’air d’athlètes sortant de la lutte, mais dédaignant le repos et prêts à rentrer dans l’arène ; ils ont la véhémence, le ton brusque et haut, l’aspect rude des gens adonnés à un violent exercice de leurs facultés. Leurs femmes semblent auprès d’eux d’élégans jouets dans les mains de géans. Puis ces femmes ont été élevées dans les meilleurs pensionnats d’Amérique et d’Europe : elles savent le français, l’italien, l’allemand ; elles chantent, elles jouent du piano; il y en a même qui ont des prétentions à la science et qui aiment à causer beaux-arts et littérature. Les hommes ne méprisent pas les jolies choses dont leurs compagnes les entretiennent, cela paraît même les divertir à peu près comme les marionnettes intéressent un flâneur philosophe aux Champs-Elysées; ils prêtent l’oreille en souriant et sans souffler mot. Dans leurs entretiens, ce n’est ni de littérature ni de beaux-arts qu’ils s’occupent : la politique et le commerce, voilà leurs thèmes de conversation, et ils en discutent fortement, en connaissance de cause, souvent avec passion. Ils ne se vantent point, comme font les Anglais, d’avoir su le français ou l’allemand lorsqu’ils étaient jeunes. Non, ils n’ont jamais rien su de tout cela, ils n’ont pas eu le temps de l’apprendre, ils se font même une gloire trop facile de leur manque d’éducation; mais ils connaissent bien leur pays, ses richesses, ses ressources, son administration : ils savent ce qu’ils veulent, et ils ont appris à fond ce qu’il est nécessaire de savoir pour agir selon leur volonté. La plupart du temps, leur ambition première est d’amasser une grosse fortune, et souvent ils y réussissent; ils viseraient à autre chose que le succès leur serait encore assuré, car ils ont en eux la volonté simple et droite qui ne s’amoindrit pas en visées mesquines, qui ne veut qu’une chose à la fois, mais qui la veut ardemment. Ajoutez à cela une certaine insensibilité morale, un franc mépris des susceptibilités d’honneur des nations dont les ancêtres étaient des chevaliers, un manque absolu d’expansion, le don si rare de se contenter de sa propre approbation, le talent de parler d’affaires générales et de garder une réserve prudente au sujet des affaires personnelles, et vous aurez, autant qu’il m’a été possible d’en ju-