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cigare, nous en avons de bons; voulez-vous accepter un rafraîchissement? Voici une table où vous pourrez travailler, si le cœur vous en dit; il faut faire comme chez vous et venir nous voir souvent. Je vous présenterai ce soir à ma femme ; il faut que vous veniez dîner chez moi; je vous conduirai à la campagne où je demeure, et j’irai vous prendre à l’hôtel. » Ce fut partout la même chose : point de gêne, pas la moindre affectation. J’aurais connu ce monde-là depuis dix ans que je n’y aurais pas été plus à l’aise qu’après dix minutes d’entretien. — Voilà des gens par trop aimables, me dis-je, pour que je me prive de leur société. — J’acceptai donc de nombreuses invitations.

En revenant à l’hôtel, je passai par Montgommery-street, la principale rue de San-Francisco. A chaque pas, je m’arrêtais, surpris et charmé du spectacle qui se déroulait sous mes yeux. J’arrivais du Japon, je venais de passer cinq années dans une petite colonie où les femmes sont très clair-semées, où les nouveau-venus font sensation et où c’est un cachet de rare distinction de s’élever jusqu’à l’élégance. Ici quel merveilleux contraste! Tout ce que la civilisation a de plus raffiné sollicitait mon étonnement : à chaque instant, je me trouvais en présence d’une nouvelle et fastueuse toilette; les costumes les plus élégans, les modes Les plus extravagantes, se croisaient; les plus jolies figures attiraient mes regards. J’ai revu les grandes cités de l’Europe depuis que j’ai quitté San-Francisco; mais nulle part je n’ai retrouvé tant de beauté, d’élégance et de charme que chez les femmes de la capitale de la Californie.

Les hommes sont loin d’approcher, comme types, de leurs belles compagnes. Celles-ci, vêtues des étoffes les plus riches, finement chaussées et gantées, le teint clair, les yeux brillans et les mouvemens pleins d’une grâce libre et attrayante, ont tout à fait grand air. La tenue des hommes est souvent négligée : ils portent des chapeaux mous, des vêtemens poudreux; ils ont l’air soucieux et fatigué, commun et impétueux ; ils marchent vite, droits et raides, et semblent dire : Je vois mon chemin devant moi, et j’irai jusqu’au bout, quoi qu’il arrive.

La population aisée de San-Francisco se compose presque entièrement de ce que l’on appelle en anglais self-made men, et chez nous fils de leurs œuvres. Les fortunes héréditaires n’existent pas dans un état dont la richesse ne date que de quelques années. Ces hommes, pauvres hier, millionnaires aujourd’hui, dépensent la vie et l’argent aussi, largement l’une que l’autre. Pauvres, ils travaillent comme des esclaves, et tout travail leur est bon, pourvu qu’il soit bien payé : ils sont employés, mineurs, ouvriers, fermiers, spéculateurs, commissionnaires. Riches, ils aiment le luxe coûteux, les