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les organes dont elle a besoin, et que, si elle les a perdus, elle se les redonne. Il se peut que, dans notre ardeur révolutionnaire, nous ayons poussé trop loin les amputations, qu’en croyant ne retrancher que des superfluités maladives, nous ayons touché à quelque organe essentiel de la vie, si bien que l’obstination du malade à ne pas se bien porter tienne à quelque grosse lésion faite par nous dans ses entrailles. C’est une raison pour y mettre désormais beaucoup de précautions et pour laisser ce corps, robuste après tout, quoique profondément atteint, réparer ses blessures intérieures et revenir aux conditions normales de la vie.

Hâtons-nous de le dire d’ailleurs : des défauts aussi brillans que ceux de la France sont à leur manière des qualités. La France n’a pas perdu le sceptre de l’esprit, du goût, de l’art délicat, de l’atticisme; longtemps encore elle fixera l’attention de l’humanité civilisée, et posera l’enjeu sur lequel le public européen engagera ses paris. Les affaires de la France sont de telle nature qu’elles divisent et passionnent les étrangers autant et souvent plus que les affaires de leur propre pays. Le grand inconvénient de son état politique, c’est l’imprévu; mais l’imprévu est à double face : à côté des mauvaises chances, il y a les bonnes, et nous ne serions nullement surpris qu’après de déplorables aventures la France ne traversât des années d’un singulier éclat. Si, lasse enfin d’étonner le monde, elle voulait prendre son parti d’une sorte d’apaisement politique, quelle ample et glorieuse revanche elle pourrait prendre dans les voies de l’activité privée ! Comme elle saurait rivaliser avec l’Angleterre dans la conquête pacifique du globe et dans l’assujettissement de toutes les races inférieures à notre civilisation ! La France peut tout, excepté être médiocre. Ce qu’elle souffre, en somme, elle le souffre pour avoir trop osé contre les dieux. Quels que soient les malheurs que l’avenir lui réserve et dût son sort exciter un jour la pitié du monde, le monde n’oubliera point qu’elle fit d’audacieuses expériences dont tous profitent, qu’elle aima la justice jusqu’à la folie, et que son crime, si elle en commit, fut d’avoir admis avec une généreuse imprudence la possibilité d’un idéal que les misères de l’humanité ne comportent pas.


ERNEST RENAN.