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que ce maniement périlleux lui enlève quelque aisance. Oh ! qu’il est loin de nous le poète élégant et spirituel qui écrivait ces charmans pastiches qu’on appelait la Ciguë, l’Aventurière ! Quelle regrettable transformation dans sa méthode et son style ! Il s’est renouvelé, me diront ses admirateurs. Je le veux bien ; mais les fleurs qui se flétrissent se renouvellent aussi aux dépens de leur grâce et de leur fraîcheur ! A Dieu ne plaise que je reproche à M. Augier d’avoir suivi le conseil que lui donnait ici même un critique regretté, M. Gustave Planche, et d’avoir délaissé la fantaisie pour la comédie de mœurs ; mais ici encore quel triste renouvellement ! qu’il y a loin de la morale bourgeoise de Gabrielle aux épisodes scabreux de Paul Forestier !

Pour moi, les premières déviations du talent de M. Augier remontent à plus de quinze années. Je ne sais s’il a assisté de plus près qu’un autre à des scènes de mœurs qui ont eu pour résultat de modifier l’opinion qu’il entretenait de la nature humaine et lui ont enlevé une certaine fleur d’illusions ; mais à cette date le poète est mort en lui : l’observateur morose a seul survécu. Ce que je reproche à M. Augier, ce n’est pas d’être misanthrope. L’accusation serait puérile, car la misanthropie est assurément le droit du poète comique. C’est d’avoir fait son étude toute spéciale des côtés de notre nature qu’il était le moins séant de peindre. Si étendu qu’il soit, le domaine du poète comique a cependant ses limites. Son droit est entier sur le ridicule, car railler est sa mission spéciale, et il n’en doit que bien rarement sortir. J’accorde cependant que le vice lui doit aussi des comptes, mais non pas tous les vices, car ici il faut choisir. Il doit, à mon sens, s’interdire sévèrement la peinture de ceux qui excitent non pas l’indignation, mais le dégoût. Pour que le vice soit tolérable à la scène, il faut qu’il soit grandi par quelque chose, fût-ce par sa profondeur même ; mais le vice repoussant, les cas honteux, la dépravation ignoble, tout cela n’est pas matière à comédie. Or c’est précisément le contraire que semble s’être proposé M. Emile Augier. Ce qu’il a traité avec prédilection, c’est la corruption de bas étage. Il en a levé tous les voiles, il a, pour nous servir de son expression, montré ses plaies au grand jour, et tout ce que la nature humaine renferme de vilains penchans a été par lui soigneusement disséqué. Je ne crois pas qu’avant lui on eût osé mettre sur le théâtre des scènes aussi révoltantes que celles des Lionnes pauvres et surtout du Mariage d’Olympe. Je ne méconnais assurément ni la vigueur de touche avec laquelle M. Augier a peint ces tristes tableaux, ni l’esprit mordant qui relève la trivialité obligée de son dialogue ; mais ce que je lui reproche, c’est d’avoir émoussé volontairement la délicatesse du parterre, et rabaissé le ton de la scène française. Je ne crois pas, comme M. Augier, que le théâtre ait une action profonde sur les mœurs, et je ne partage pas sa confiance dans la mission du poète comique ; mais je ne conteste pas que dans le cercle de son art un auteur de talent n’exerce