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ont suspendu la vie publique. Prise au point de vue de l’histoire, la figure de Frédéric Moreau est aussi fausse qu’elle est vulgaire au point de vue psychologique et moral.

C’est l’usage dans beaucoup de romans d’indiquer à la fin du récit les destinées ultérieures des acteurs principaux ; on ne quitte pas des personnes avec lesquelles on a longtemps vécu sans se préoccuper de ce qu’elles deviennent. Quel est donc le sort réservé à Frédéric Moreau ? L’auteur ne le disant pas, j’essaie de le deviner. Il mènera une triste existence, il ne vivra point, et c’est à peine s’il verra vivre les autres ; ennuyé, dégoûté de tout, il n’apercevra le monde qu’à travers ce dégoût et cet ennui ; l’étude, l’art même, lui seront d’une faible ressource, et si un jour, devenu écrivain, il raconte ses mésaventures dans un roman intitulé l’Education sentimentale, assurément ce sera son dernier mot. Ce ne sera pas le dernier mot de M. Gustave Flaubert. Un talent si vigoureux ne subira pas toujours les entraves d’un système aussi faux. A quoi servirait cette vue nette et perçante, si l’on devait se borner à l’étude des réalités inférieures ? Le pessimisme n’est pas un signe de force, c’est une marque de découragement ou un aveu d’impuissance. Il y a place sans doute au domaine littéraire pour tous les genres d’inspiration, et ce n’est pas nous qui voudrions restreindre les libertés de l’art ; sachez seulement que la satire, pour être saine et virile, doit receler un fonds de sympathie. Le satirique le plus amer, en dévoilant les misères de l’homme, a en lui l’idéal d’une humanité meilleure ; la satire misanthropique et inhumaine est un acte contre nature, un cas illogique et monstrueux. Ces réflexions, il est vrai, ne troubleront pas l’historien de Frédéric Moreau, elles contribueraient plutôt à l’enfoncer dans son erreur. L’illogique, le monstrueux, c’est précisément ce qui attire les adeptes de l’école impassible ; mais, si nous n’avons aucune illusion sur l’efficacité de nos remontrances, nous comptons beaucoup sur les avertissemens du public. Devant l’accueil fait à son livre, devant cette impression unanime de répugnance et d’ennui, M. Gustave Flaubert comprendra que la préoccupation du style la plus laborieuse, la plus tendue, la plus acérée, n’empêche pas d’écrire des ouvrages illisibles. Qu’il prenne donc sa revanche en visant plus haut, qu’il renouvelle ses forces en des sujets plus dignes de son talent ; l’artiste capable de retracer les émotions de la vie se résignera-t-il à n’être jamais qu’un peintre de nature morte ? ,


SAINT-RENE TAILLANDIER.