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L’effet de l’artillerie fut de démolir les uns après les autres tous les châteaux féodaux ; une décharge de tel engin perfectionné arrêtera une révolution. Aux époques où l’armement est peu perfectionné, un citoyen égale presque un soldat; mais dès que le procédé agressif devient une chose savante, exigeant des instrumens de précision et demandant une éducation spéciale, le soldat a une immense supériorité sur la masse désarmée. Tout porte donc à croire que des révolutions commencées par les citoyens seraient désormais écrasées dans leur germe. C’est ce que comprennent avec leur habileté ordinaire les jésuites quand ils s’emparent des avenues des écoles de Saint-Cyr et de l’Ecole polytechnique. Ils voient l’avenir de ceux qui savent manier les armes savantes et les forces disciplinées, et ils reconnaissent très bien que l’avantage, sous ce rapport, est aux anciennes classes nobles, moins préoccupées que la bourgeoisie d’industrie ou de positions civiles lucratives, et par là même plus capables d’abnégation.

La France paraît donc devoir longtemps encore échapper à la république, même quand le parti républicain formerait la majorité numérique. La France voit grandir chaque jour dans son sein une masse populaire dénuée d’idéal religieux, et repoussant tout principe social supérieur à la volonté des individus. L’autre masse, non encore pénétrée de cette idée égoïste, est chaque jour diminuée par l’instruction primaire et par l’usage du suffrage universel; mais, contre ce flot montant d’idées envahissantes, lesquelles, étant jeunes et inexpérimentées, ne se doutent d’aucune difficulté, se dressent des intérêts et des besoins supérieurs, qui veulent une organisation et une direction de la société par un principe de raison et de science distinct de la volonté des individus. Le démocrate suppose toujours que la conscience de la nation est parfaitement claire, il n’admet rien d’obscur, d’hésitant, de contradictoire dans l’opinion : compter les voix et faire ce que veut la majorité lui paraissent choses fort simples; mais ce sont là des illusions. Longtemps encore l’opinion devra être devinée, pressentie, supposée et jusqu’à un certain point dirigée. Da là des intérêts monarchiques qui, le lendemain de l’établissement de la république, se montreront formidables, même dans l’esprit de ceux qui auront fait ou laissé faire la république.

Le mouvement qui s’opère dans les classes populaires et qui tend à donner aux individus une conscience de plus en plus claire de leurs droits est un fait si évident, que vouloir s’y opposer serait de la pure folie. Le devoir de la politique est, non pas de combattre un tel mouvement, mais de le prévoir et de s’en accommoder. Les savans qui s’occupent de la navigation n’ont jamais cherché des moyens pour arrêter la marée ; ils ont mieux fait ; ils ont si bien