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1848, bien qu’il n’oublie aucun des traits de la démence populaire, bien qu’il rassemble avec soin les billevesées les plus comiques, on n’est guère disposé à sourire ; il y a dans tout cela une impassibilité méprisante qui est vraiment une insulte, non pas à la populace des rues, mais au genre humain. Bref, tout est combiné en vue de la brutale ironie qui doit couronner l’œuvre.

Si cette ironie s’appliquait seulement aux deux héros du livre, on n’y attacherait pas d’importance. — Voilà, dirait-on, une triste histoire, et deux personnages assez vilainement accommodés. Comment ne pas voir pourtant qu’il s’agit ici de la vie elle-même, de la destinée de l’homme ici-bas ? Il est donc impossible de ne pas protester en fermant le livre ; on se dit que tout cela est faux, que l’auteur n’a peint ni l’amour ni l’action, qu’il calomnie l’humanité, que la vie est chose de haut prix et que l’art se renie lui-même en s’obstinant à désenchanter l’œuvre de Dieu. La vraie loi de l’éducation du cœur est précisément le contraire de la conclusion à laquelle aboutit le pessimisme du romancier : il faut vivre, il faut penser, agir, aimer,

Car celui-là déjà sent le froid du trépas,
Qui ne travaille pas ou bien qui n’aime pas,


comme disait en ses vers dantesques notre pauvre ami Antoni Deschamps. Et s’il ne s’agit pas de la nature humaine, s’il est simplement question de la période qui a suivi 1830, de sa littérature agitée, de son esprit tumultueux, de sa fièvre de sentiment et de passion, ne faut-il pas réclamer aussi contre le misanthropique tableau de M. Flaubert ? Quand il nous dit que son héros, « l’homme de toutes les faiblesses, » fut gagné en 1848 par la démence universelle, a-t-il prétendu vraiment représenter les jeunes générations de ce temps-là ? N’y avait-il que de mauvaises influences dans un monde où la vie politique pouvait tenter les plus dignes ? Non ; quand la France faisait l’apprentissage de la vie parlementaire, quand les Guizot, les Thiers, les Berryer, les Broglie, les Rémusat, illustraient la tribune, quand des luttes viriles faisaient battre les cœurs, ce n’était pas la somnolence malsaine des voluptueux qui était le caractère de la société française. Il y avait d’autres inconvéniens et d’autres périls ; celui-là ne comptait point. On le vit assez clairement au jour des grandes épreuves ; si le pays se sauva lui-même pendant les crises de 184&8, c’est que trente années de luttes parlementaires l’avaient préparé à une pratique plus complète de la liberté. Ainsi le héros de ce roman ne représente que lui-même, il n’est pas le type accusateur du temps où il est né. Il faut réserver ces condamnations pour les périodes où des circonstances funestes