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muse. J’ai trouvé à tout âge un grand soutien à posséder (disponible toujours) ce puissant cordial. » Que ces paroles sont bonnes à recueillir, lorsqu’on vient de voir les personnages de M. Flaubert abaisser les choses les plus hautes, tout ce qui fait le prix de la vie, l’amour et l’action, devant les réalités inférieures !

Avions-nous tort de dire que l’inspiration de M. Gustave Flaubert était la misanthropie, ou, pour parler avec plus de précision, le pessimisme universel ? Ses amis répondent que le talent rachète tout, et que c’est l’art ici qu’il faut voir, la sûreté de l’art, la vigueur du style, sans se préoccuper du fond. Nous ne sommes pas de cet avis. D’abord, sans méconnaître les qualités qui font de M. Gustave Flaubert un écrivain d’une certaine originalité, nous n’admirons sans réserves ni son art, ni son style. Qu’est-ce qu’un art dont le résultat est de supprimer la composition, de rendre l’unité impossible, de substituer une série d’esquisses à un tableau ? Quant à la diction, si elle est le plus souvent précise, colorée, vigoureuse, il lui arrive quelquefois d’être brutale et incorrecte[1]. Oui, certes, M. Flaubert est un artiste, il sait peindre, il sait graver à l’eau-forte, il a des touches puissantes qui font saillir en plein relief certains aspects de la réalité ; mais il écrit bien comme ceux qui possèdent le don du style sans en connaître suffisamment les lois. Au reste, ce talent d’écrire fût-il irréprochable, serait-ce une raison, pour absoudre un livre qui blesserait l’humanité ? Ce sont là des prétentions déjà vieilles ; il y a longtemps que toute critique libérale en a fait justice. Louis Bœrne, il y a un demi-siècle, rencontrant une indifférence du même genre chez certains écrivains de son pays, la dénonçait avec verve. « Ils se soucient bien, disait-il, de ce que l’art représente ! c’est l’art seul qui les touche. Une grenouille, un concombre, un gigot de mouton, un Wilhelm Meister, un Christ, une vierge, une prostituée, tout cela pour eux a la même valeur… » Que dirait-il aujourd’hui ? Ce n’est plus une banale indifférence, c’est un parti pris de désenchanter le monde et de dégrader la nature humaine. Cette inhumanité est partout, dans les détails comme dans la conclusion. Vous sentez à tout instant un froid qui vous glace. Rappelez-vous la mort de l’enfant de Rosanette, les réflexions du rapin sur ces crapauds-là pendant qu’il dessine les traits du pauvre petit étendu dans sa couche funèbre, les distractions du père dont la pensée suit une autre femme dans un autre foyer. Les scènes politiques ont le même caractère. Quand l’auteur décrit les clubs de

  1. Emotionner est un barbarisme, réfléchir que est un solécisme. Ce serait faire acte de pédant que d’inviter M. Flaubert à surveiller ses pronoms ; j’estime pourtant qu’un ami, en lui indiquant, la plume à la main, plus d’une phrase défectueuse, lui rendrait un notable service.