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Que de souvenirs évoqués par l’apparition charmante ! Que de questions à se faire ! Elle lui parle de sa situation présente, de son mari, de sa famille. Ils vivent au fond de la Bretagne, non loin de la mer, bien modestement, bien petitement, afin de payer une partie de leurs dettes. Arnoux, brisé, abattu, a l’air d’un vieillard. Sa fille est mariée à Bordeaux, son fils est en garnison à Mostaganem. Frédéric l’écoute, la regarde, toujours ravi en extase, puis elle ôte son chapeau, et la lampe éclaire ses cheveux blancs. « Ce fut comme un heurt en pleine poitrine ; pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des tendresses. » Ils se parlent alors comme ils n’eussent jamais osé le faire il y a quinze ans, ils s’enivrent de formules caressantes, et Frédéric a tout à coup l’idée qu’elle est venue dans l’intention de s’offrir. Il se lève, il hésite ; un instinct plus fort que la passion lui dit que ce serait un inceste, il ressent aussi la crainte d’un dégoût qui détruirait à jamais son idéal. Bien qu’elle lui dise : « Onze heures déjà ! je m’en irai au quart, » il reste debout, silencieux, roulant une cigarette, ou bien, toujours en silence et fumant, il va et vient par la chambre. Scène pénible, scène répugnante, si l’on songe que Mme Arnoux était jusqu’à ce moment la seule figure honnête de cette histoire ! Elle s’en va donc, ayant évité la chute, mais non la déchéance morale, et le dégoût que le héros a craint de s’infliger n’est pas épargné au lecteur.

L’autre scène est plus triste encore, puisqu’elle renferme la moralité du livre. Frédéric a un ami, nommé Deslauriers, qui s’est trouvé mêlé à tous les incidens de sa vie, bien que nous ne l’ayons pas cité dans cette rapide analyse ; mais comment énumérer tous les personnages, comment signaler tous les faits d’une chronique minutieuse et bavarde ? Deslauriers avait donné sa jeunesse à l’ambition, comme Frédéric avait donné la sienne à l’amour. A l’un l’éducation sentimentale, à l’autre l’éducation virile. Agir et vaincre, se créer sa place, être député, orateur, ministre, tel était l’idéal de celui que la pauvreté stimulait ; celui qui avait de quoi vivre sans se donner grand’peine ne demandait qu’à aimer pour être heureux. On a vu ce que signifiait le mot aimer pour la molle et lâche nature de Frédéric ; la vie active n’a pas été plus féconde pour l’esprit cassant de Deslauriers, et il a passé, comme son ami, par des épreuves grotesques. Or au commencement de l’hiver dernier les deux camarades se retrouvent et se content leurs aventures. Deslauriers, commissaire de la république, puis préfet de l’empire, a été destitué pour des excès de zèle gouvernemental ; depuis, il a été chef de colonisation en Algérie, secrétaire d’un pacha, gérant d’un journal, courtier d’annonces, et finalement employé au contentieux dans une compagnie industrielle. Ils reconnaissent tous deux qu’ils ont