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sur les barricades de juin ne nous offre que le plus vulgaire des scandales, le scandale de la platitude. Quelle platitude encore dans les incidens qui suivent ! Une certaine Mme d’Ambreuse, femme d’un riche banquier, député du centre gauche sous Louis-Philippe et représentant du peuple sous la république, jouait un rôle assez équivoque dans la première partie du roman ; la voilà tout à coup mêlée aux aventures du personnage principal. Frédéric lui appartient sans cesser d’appartenir à la Rosanette, et comme il garde toujours au fond de son cœur l’idéal de Mme Arnoux, vous devinez au milieu de quelles vilenies va se tramer cet imbroglio. On est tout surpris de voir le pauvre diable conserver encore assez d’énergie pour rompre avec ses deux maîtresses, la courtisane et la grande dame, parce qu’elles ont contribué l’une et l’autre à la ruine de la famille Arnoux.

Le lecteur n’aurait pas une juste idée de ce tissu d’aventures, s’il ne remarquait pas que les événemens de l’histoire intime du héros coïncident toujours exactement avec les catastrophes publiques. Frédéric va être aimé de Mme Arnoux quand la révolution de février remet tout en question ; il emmène Rosanette à Fontainebleau pendant que les journées de juin épouvantent la France ; il congédie Rosanette et rompt avec Mme d’Ambreuse au moment où s’accomplit le coup d’état du 2 décembre 1851. Que signifient ces combinaisons ? A les considérer en elles-mêmes, je suis persuadé qu’elles ne signifient absolument rien ; mais je suis persuadé en même temps qu’elles sont laborieusement préparées pour avoir l’air de signifier quelque chose. Ne rien dire et paraître profond, raconter des vétilles et prendre les allures de l’histoire, tel est ici le grand art. C’est donc une mystification ? C’est bien pis, à mon sens ; s’il y a un dessein dans cet arrangement, ce ne peut être que le dessein de confondre les grandes choses et les petites, les sérieuses et les ridicules, afin d’établir sur cette promiscuité la doctrine du mépris universel.

Cette conclusion est prématurée tant que nous n’aurons pas signalé les deux dernières scènes du livre, celles qui doivent en résumer l’esprit. Une nouvelle période a commencé pour Frédéric, et l’auteur, comme s’il s’agissait d’un Saint-Preux ou d’un Werther, d’un René ou d’un Childe-Harold, nous dit très sérieusement : « Il voyagea, il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des mines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint, il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours encore ; mais le souvenir continuel du premier les rendait insipides… » Quinze ans se sont écoulés. Un soir, vers la fin de mars 1867, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra ; c’était Mme Arnoux sous une voilette de dentelle noire qui ne laissait voir que ses yeux. Quelle émotion de part et d’autre !