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du demi-monde, une certaine Rosanette, qui donne des bals où deux ou trois agens de police ne seraient pas déplacés. Arnoux est le protecteur de cette créature, en compagnie de plusieurs autres ; Frédéric est simplement son ami, comme il est l’ami de la pure et discrète Mme Arnoux. Il mène désormais une existence en partie double : auprès de Mme Arnoux, les extases langoureuses, auprès de la Rosanette les velléités grossières, et les unes comme les autres ont ce même résultat d’entretenir en lui l’irritabilité, l’énervement, la dégradation insensible, mais continue, en un mot de détruire la conscience et la vie. Chez la Rosanette, il pense à Mme Arnoux ; chez Mme Arnoux, il se souvient de la Rosanette. C’est ainsi qu’au milieu des adorations presque mystiques où le jette la vue de son idole, il lui vient des pensées qui ne devraient pas même effleurer son esprit, et que M. Flaubert, en historien fidèle, traduit avec une exactitude inflexible. Un jour, par exemple, se trouvant seul avec Mme Arnoux dans une chambre faiblement éclairée, voyant son profil pur se découper en pâleur au milieu de l’ombre, il a envie de se jeter à ses genoux. « Un craquement se fit dans le couloir, il n’osa ; il était empêché d’ailleurs par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable… » Ces derniers mots vous révoltent, cette crainte religieuse et cette robe insoulevable vous paraissent un mélange du mysticisme et de lubricité véritablement nauséabond ; c’est la traduction exacte des sentimens équivoques au milieu desquels se traîne, languissante et honteuse, l’imagination de l’énervé.

Après tout, s’il y avait ici l’étude d’une âme, les détails les plus fâcheux ne seraient pas sans excuse ; mais dans une chronique comme l’a conçue M. Flaubert, quelles impressions peuvent nous laisser les événemens qu’il accumule, sinon des impressions de dégoût tempérées par l’ennui ? Puisqu’il n’y a ici ni âme ni conscience, puisqu’il s’agit simplement du journal physiologique d’un être sans volonté, avons-nous intérêt à savoir que Frédéric Moreau, tremblant devant la dignité de l’épouse, est éconduit par les jovialités sans façon de la courtisane ? C’est pourtant là ce qui remplit tout un volume. Rosanette se fait conduire aux courses par Frédéric, Rosanette se fait inviter à souper par Frédéric ; bien plus, elle amène ses convives, puis, au milieu de la fête, elle le plante là pour suivre un jeune gentilhomme, le vicomte de Cisy. Chez un observateur de race gauloise, chez un moraliste au franc langage, ces aventures-là peuvent avoir leur prix. Il y a la comédie du vice, comme il y a celle des ridicules et des travers ; ne la demandez pas à M. Gustave Flaubert, il ne se déride jamais, il rédige consciencieusement ses procès-verbaux, il raconte sur le même ton un bal du monde interlope, un souper de libertins, un duel ridicule, et les scènes où le