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aimais, puis-je dire. Le voici donc fait, cet aveu suprême de ma plus grande faiblesse. Et maintenant que j’ai tout dit, je vais vous donner une preuve d’amour plus grande encore, et cesser de vous voir. D’abord je ne vous écrirai plus, et éviterai les endroits où je pourrais vous rencontrer. Faites-en de même. Si pourtant vous jugiez devoir ne pas vous rendre à cette prière, ne vous offensez point de vous voir renvoyer vos lettres intactes. Je vais me faire violence par amour pour vous et m’efforcer de me souvenir que, de votre propre aveu, je ne puis mieux faire pour vous que de renoncer à vous. Je renonce donc à vous, puisqu’il le faut, et que votre intérêt m’y oblige. » Cette lettre profondément féminine alla droit au cœur du jeune homme. Il ne vit plus rien, sinon qu’elle l’aimait et souffrait pour lui. Il s’offrit tout à fait et accepta les conditions proposées ; mais à son tour le duc s’était piqué : non-seulement il ne voulait plus de lui pour gendre, mais il voulait un autre gendre, qu’il prétendait imposer tout de suite à sa fille. Afin de la faire obéir, il eut recours aux menaces. Lady Mary se décida à fuir ; elle accepta un abri dans la maison du littérateur Steele. Le lendemain même, son fiancé la conduisait à l’autel. L’expression du bonheur est toujours la même, et le sien éclate dans ce cri de joie adressé à son mari : « vivre l’un auprès de l’autre, ne plus jamais nous quitter, quelle pensée délicieuse ! »

Leur lune de miel fut courte. Une méfiance, une jalousie mutuelle leur préparait mille déceptions pénibles. Six mois à peine après leur mariage, le retard d’une lettre, quelques pages d’une écriture moins serrée qu’à l’ordinaire, provoquent une querelle. Lady Mary, momentanément séparée de son mari, a vainement attendu le courrier. Aussitôt elle se croit oubliée, délaissée. « Si je vous suis devenue indifférente, prévenez-m’en tout de suite, et je saurai du moins à quoi m’en tenir. » Si pacifique que fût M. Wortley, il n’était point d’humeur à se laisser traiter ainsi. Ces semonces maladroites en se renouvelant étaient peu faites pour raffermir une affection chancelante. Tout à l’heure il la négligeait ; une autre fois elle le gronde de passer sous silence un rhume de l’enfant, un embarras domestique. Notez que M. Wortley n’est à Londres que sur le désir de sa femme, et pour obtenir une position plus digne d’elle. « Les élections se préparent, et j’ai hâte de vous revoir siéger au parlement. N’oubliez pas toutefois de faire des démarches pour obtenir cette place de lord trésorier… J’espère que vous vous rendrez aux sollicitations de vos amis et aux miennes. N’oubliez point que le pays a besoin d’hommes probes ; surtout souvenez-vous que l’on ne parvient à rien sans argent, et que la puissance découle naturellement de la richesse. » Maxime vraie, mais qui paraît un peu déplacée sous la plume d’une jeune femme, d’une jeune mère. Elle ne se contentait pas de parler