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choc. Ne devons-nons pas conclure par analogie qu’il y a dans la matière quelque chose de semblable à ce que nous avons affirmé avec certitude chez nos semblables ? Un homme lutte avec nous dans l’obscurité ; pendant la lutte, il se dérobe, et met à sa place un mannequin contre lequel, sans le savoir, nous continuons à lutter : ce mannequin, qui nous oppose absolument la même résistance que l’homme réel, n’a-t-il pas évidemment la même réalité que celui-ci ? Les mêmes effets ne prouvent-ils pas une même cause ? Une lutte commencée contre un agent réel pourrait-elle se poursuivre contre une ombre ? Voici un geôlier qui m’empêche de passer : c’est un être réel ; il ferme la porte : dira-t-on qu’il n’y a plus rien, et que je ne suis plus prisonnier que de mes propres sensations ?

Que l’on ne m’objecte pas que je fais un cercle vicieux, que les autres hommes n’opposent une résistance que par leurs corps, que, comme corps, ils ne sont pas plus réels que les autres corps. Il n’a été nullement question jusqu’ici des corps de mes semblables, il n’a été question que de l’effort interne et de l’état psychologique que nous avons supposé chez eux comme chez nous-mêmes, en raison de signes identiques et par l’induction la plus autorisée. Voilà la réalité des autres hommes ; mais la réalité des autres corps s’ensuit à son tour, comme nous venons de le voir, en raison des actions identiques exercées sur nous par les uns comme par les autres.

On voudra bien remarquer que, dans la déduction précédente, nous n’avons fait aucunement intervenir l’idée d’un substratum métaphysique appelé matière, d’une entité cachée derrière des apparences phénoménales, et qui en constituerait le fond. C’est surtout contre cette entité métaphysique que Berkeley, Hume et M. Stuart Mill se sont élevés. La question de la réalité de la substance est très différente de celle de la réalité des corps. C’est une question de savoir s’il peut y avoir des phénomènes sans substance ; mais cette question ne fait rien ici. Il suffit que nous soyons autorisés à admettre en dehors de nous des phénomènes d’activité différens de nos propres sensations. Or c’est là ce que nous avons essayé d’établir sans aucun principe a priori, sans aucun appel au sens commun et aux croyances naturelles, mais par l’induction et l’analogie. En conséquence, les corps sont pour nous un ensemble d’actions plus ou moins semblables à celles que nous exerçons nous-mêmes dans l’effort musculaire ; en un mot, ce sont des forces.

La vraie difficulté de cette démonstration, c’est que nous paraissons supposer dans les corps un état psychologique analogue au nôtre. Partis de l’effort volontaire, comme du premier type de la force, nous serions donc obligés de considérer les corps comme doués