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détermine la formation de ces groupes, et cette raison, qui ramène toujours et pour tous des combinaisons semblables, ne serait-elle pas précisément ce que nous appelons la réalité extérieure ?

Signalons encore une étrange conséquence de la théorie de M. Mill et de tout idéalisme : c’est que l’univers a commencé avec l’esprit humain, qu’avant le premier homme, ou, si l’on veut, le premier animal, rien, absolument rien, n’a existé. Il faut reconnaître que ce serait là une singulière découverte de la philosophie positive, si tant est que la doctrine de M. Stuart Mill puisse être appelée positiviste. Ce ne serait guère la peine d’avoir tant protesté contre les systèmes de métaphysique pour aboutir à l’un des systèmes les plus hasardeux et les plus extraordinaires.

Il est de toute évidence en effet que, si l’univers n’est que l’ensemble de nos représentations, il n’a pu exister d’aucune façon avant d’être représenté dans une conscience. Cependant la science nous apprend que l’homme, si haut que l’on fasse remonter son antiquité, n’est apparu qu’à un certain moment de l’histoire de notre globe. Supposons avant lui, si l’on veut, des animaux qui pouvaient avoir certaines sensations, et pour lesquels le monde existait tel que le leur représentaient leurs sensations. Toujours est-il qu’il fut un temps où aucun être sentant n’existait sur la terre, et où par conséquent rien n’existait. Or la science remonte plus haut que l’existence des êtres pensans et sentans ; elle nous représente avant eux toute une évolution de phénomènes liés ensemble d’une manière nécessaire. Dans l’hypothèse de M. Mill, ce monde antérieur à toute sensation ne serait autre chose que l’éventualité des sensations que nous eussions éprouvées, si nous eussions assisté à ce spectacle purement possible. C’est pousser bien loin la confusion du possible et du réel, car si l’on peut, à la rigueur, accorder une apparence d’existence aux choses qui nous entourent, en ce sens que nous pouvons toujours nous mettre nous-mêmes dans les conditions où ces choses nous apparaîtraient, il est absolument contradictoire que nous, ou personne de nos semblables, puissions rebrousser le cours du temps. La supposition que nous aurions pu assister aux diverses révolutions du globe avant l’apparition du premier homme est une éventualité purement fictive et rigoureusement impossible. Autant supposer que nous assistons aux poèmes d’Homère et de Virgile, et qu’ainsi nous devrions prêter à ces légendes le même degré de réalité qu’au monde antédiluvien.

Ajoutons encore que, s’il est vrai que l’argument tiré de la croyance naturelle ne doit être invoqué qu’à la dernière extrémité, et même point du tout, s’il est possible, on accordera néanmoins que, toutes choses égales d’ailleurs, plus l’explication sera d’accord avec la croyance naturelle des hommes, plus on sera près d’avoir résolu le