Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/956

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’avons jamais pu comprendre comment une école qui n’admet aucun principe absolu, universel, qui insiste souvent sur la nécessité d’admettre même ce que l’on ne comprend point, par exemple l’attraction à distance, peut être aussi opposée à la doctrine du libre arbitre. Nous comprenons. Leibniz, conduit logiquement par son principe métaphysique de la raison suffisante au déterminisme le plus rigoureux : c’est que pour lui les principes métaphysiques sont absolus, nécessaires, sans exception ; mais pour M. Stuart Mill il n’y a pas, il ne peut y avoir de tels principes : un principe n’est vrai qu’autant qu’il est fondé sur les faits et sur l’expérience. Il n’y a donc nulle nécessité a priori pour que la loi de causalité ou de raison suffisante s’applique à la volonté comme aux choses externes. M. Mill va jusqu’à dire que l’on peut concevoir un monde auquel la loi de causalité ne s’appliquerait pas. Dès lors pourquoi n’y aurait-il pas, même dans le monde où nous sommes, un ordre de phénomènes dans lesquels cette loi ne s’applique pas davantage ? C’est, dit-il, l’expérience elle-même qui nous apprend que les actions humaines sont aussi bien soumises que les choses externes à la loi de causalité, soit ; mais une autre expérience semble bien nous apprendre aussi qu’il n’en est pas de même dans tous les cas. On prévoit, dites-vous, les actions humaines ; on ne les prévoit pas toujours. Enfin la liaison si étroite et si évidente de la liberté et de la responsabilité morale ne devrait-elle pas prévaloir, dans une école tout expérimentale, sur un principe d’habitude, qu’une habitude opposée peut rompre et remplacer ? Mais laissons cette discussion, trop grave et trop difficile pour être abordée incidemment, et renfermons-nous dans l’examen du problème que nous avons annoncé, le problème de la réalité des choses externes.

Ce problème paraît au premier abord plus curieux qu’utile, plus propre à amuser les écoles de philosophie qu’à occuper les esprits sérieux. On ne le connaît guère en général que par quelques plaisanteries traditionnelles : Pyrrhon obligé de se faire suivre par ses disciples pour éviter de tomber dans un puits, Diogène marchant pour démontrer le mouvement. Molière, qui a plus d’une fois mis la philosophie en comédie, a popularisé ce paradoxe célèbre dans son Mariage forcé, et l’on sait par quels argumens Sganarelle réfute le Dr Marphurius. Ce n’est pas là cependant, il s’en faut, un problème frivole. Les plus grands philosophes s’en sont occupés. Descartes et Malebranche, malgré leur génie et leurs efforts, n’ont trouvé que d’assez faibles démonstrations de l’existence des corps. Berkeley et Hume, deux des esprits les plus pénétrans du XVIIIe siècle, l’ont niée expressément. On a pu croire que l’école écossaise avait tranché le débat par son appel au sens commun ; mais on a appelé de son appel, et aujourd’hui M. Stuart Mill, avec la nouvelle école