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que de Jean le Terrible, qui régna de 1534 à 1584, et fonda un état assez fort pour résister à ses voisins ; mais ce n’est là qu’un côté de la question. Avoir l’histoire pour soi n’est une force que quand les souvenirs historiques vivent au cœur des peuples et y engendrent l’amour de la nationalité. Or est-ce le cas pour les Ruthènes ? De quel côté les portent leur origine, leur langue, leur culte, leurs tendances, leurs souvenirs ? Voilà le point important qu’il faudrait pouvoir démêler.

Les Ruthènes tiennent le milieu entre les Polonais et les Russes. Par le sang, ils se rapprochent plus des Polonais, car, comme ceux-ci, ils sont de pure race léchite. Par la religion et par la langue, ils se rapprochent plus des Russes, et la raison en est simple : c’est à eux que les Russes doivent leur culte et leur civilisation. les saints Cyrille et Méthode, venus de Byzance au IXe siècle, ayant d’abord converti les Slaves bulgares, traduisirent l’Écriture sainte et les livres liturgiques dans la langue de ce peuple, et composèrent d’après le modèle grec l’alphabet dit cyrillien. Quand les Ruthènes embrassèrent le christianisme, ils adoptèrent la langue, la liturgie et l’alphabet cyrilliens, qu’ils transportèrent plus tard au-delà du Dnieper chez les populations touraniennes, qu’ils slavisèrent successivement. La langue liturgique slavo-bulgare est donc la source commune du ruthène et du russe. La langue russe n’est que du ruthène avec plus d’élémens touraniens dans le vocabulaire et surtout dans le sens spécial attaché aux mots, de même que le sang russe est du sang ruthène plus mêlé de touranien que celui des autres nations slaves. Le polonais, dialecte de la Mazovie, offre moins de mélanges, parce qu’il n’a pas subi l’influence de la langue liturgique slavo-bulgare[1].

Les Ruthènes étant ainsi rattachés à leurs voisins de l’Occident par le sang et les traditions historiques, à leurs voisins de l’Orient par le culte et la langue, il faut ajouter que la Russie, l’Autriche et la Pologne elle-même ont fait tout ce qu’il fallait pour les éloigner des Polonais et les jeter dans les bras des Russes. D’abord les prêtres et les jésuites polonais persécutèrent les Ruthènes, obstinément attachés au rite oriental ; puis les propriétaires, presque tous ou

  1. Le ruthène a été longtemps la langue littéraire dominante. Les chroniques de Nestor, le fameux poème d’Igor, le code Ruskaia-Pravada, sont écrits en ruthène, c’est-à-dire en slave bulgare modifié par le dialecte ruthénien. En Lithuanie, le ruthène demeura la langue officielle jusqu’au XVIe siècle. Jagellon parlait ruthène. Voyez les ouvrages de M. Duchinski de Kiev, vice-président de la Société d’ethnographie de Paris, dont j’ai cru pouvoir adopter les opinions en ce qui concerne les origines slaves. Le ruthène moderne est encore si peu développé qu’il n’a même pas d’alphabet et d’orthographe fixes. En Russie, la censure oblige les imprimeurs à employer les caractères russes. En Galicie, c’est la langue cyrillienne qui domine dans les écoles.